Lieux
Pont principal
Pont inférieur obscur (lieu du défi des nœuds)
Gréement (haubans, mâts, voiles – lieu de formation intense et dangereuse des gabiers)
Entrepont exigu (hamacs, lieu de repos spartiate)
Personnages
Rodrigo
Esteban
Vicente
Luis “Mouette”
Marin anonyme (moqueur)
Le Cuisinier « Lomo » (Bartolomé Salcedo)
Séquences clefs
1. Départ des Canaries
- Équipage partagé entre excitation et crainte
- Silence pesant, immensité de l’océan ressentie
2. Défi des nœuds marins
- Rodrigo enseigne les nœuds à Esteban
- Défi ludique mais sérieux lancé par Vicente (bandeau, obscurité)
- Esteban perturbé par bousculades réalistes, réussit le test
3. Formation au métier de gabier
- Apprentissage physique exigeant sous autorité de Rodrigo
- Vertige vaincu progressivement par Esteban
- Importance cruciale de la coordination et de la confiance
4. Confrontation à la tempête
- Esteban relève l’épreuve avec succès, renforçant sa place dans l’équipage
- Préparation intense de l’équipage à la tempête
- Esteban impliqué dans manœuvres dangereuses sur les haubans
- Apparition spectaculaire du feu de Saint-Elme
Cela faisait plusieurs jours que le navire avait quitté les îles Canaries. L’ambiance à bord avait changé. Les marins, bien conscients qu’ils ne reverraient pas de port accueillant avant de longs mois, oscillaient entre l’excitation de l’aventure et l’appréhension face aux épreuves qui les attendaient.
L’immensité de l’océan se dévoilait peu à peu, et avec elle, le poids du voyage à venir. Les conversations se faisaient plus rares, laissant place au bruit du vent dans les voiles et au craquement du bois sous la houle.
Le navire fendait les flots tumultueux de l’Atlantique, bercé par les vents capricieux et les courants puissants. L’équipage, accoutumé aux longues traversées, s’affairait sur le pont, s’assurant que chaque voile était tendue à la perfection et que les cordages résistaient aux assauts des bourrasques salines.
La vie spartiate de la caravelle avait repris son rythme de métronome. Chaque marin suivait une stricte organisation dictée par le tintement régulier de la cloche, marquant inlassablement les quarts de veille. Ceux qui montaient sur le pont, transis par l’air marin, prenaient leur poste sous le regard scrutateur des officiers, tandis que ceux qui descendaient trouvaient un maigre répit dans l’entrepont exigu, où les hamacs s’entremêlaient dans un espace confiné. Le moindre écart était aussitôt corrigé d’un regard sévère ou d’un ordre sec, car ici, la rigueur et la discipline étaient les seuls remparts contre le chaos et la mort.
***
Esteban, sous la surveillance de Rodrigo, apprenait peu à peu les rudiments de la navigation, nouant une relation d’admiration et de respect envers les vieux loups de mer qui l’entouraient.
Rodrigo croisa les bras, observant Esteban avec attention. “Noeud de cabestan,” ordonna-t-il d’une voix ferme.
Esteban, concentré, attrapa le cordage et, en quelques gestes précis, forma le nœud demandé. Il tira dessus pour vérifier sa solidité avant de lever les yeux vers Rodrigo.
Le gabier hocha la tête, impassible. “Bien. Et maintenant, un nœud de chaise.”
Sans hésiter, Esteban s’exécuta avec la même assurance. Un deuxième gabier, un marin robuste au crâne rasé, que l’équipage appelait Vicente, s’approcha et siffla d’admiration. “Pas mal, gamin. Mais crois-tu pouvoir les faire dans l’obscurité ?”
Un silence s’installa, bientôt rompu par des ricanements et des murmures excités parmi les marins. Le défi était lancé.
Rodrigo fixa Esteban, un éclat amusé dans le regard. “Alors ? Prêt à prouver que ce n’était pas un simple coup de chance ?”
Un attroupement se forma, les matelots cherchant un peu de distraction dans cette traversée monotone. Certains misaient déjà sur la réussite ou l’échec du garçon, tandis que d’autres chuchotaient entre eux, curieux de voir s’il saurait reproduire ses gestes dans l’obscurité complète du pont inférieur.
Vicente s’approcha d’Esteban avec un morceau de tissu enroulé autour de sa main. Il le fit tournoyer quelques instants avant de s’arrêter devant lui, un sourire en coin.
“Gamin, il fait sombre dans le pont inférieur, mais une nuit sans lune, éclairée juste par les étoiles, c’est encore autre chose. Pour que le défi soit réel, tu vas devoir les faire avec un bandeau sur les yeux.”
Des rires discrets s’élevèrent autour d’eux tandis que Vicente nouait fermement le tissu autour des yeux d’Esteban. Il tapota son épaule et ajouta d’un ton malicieux : “Les paris vont bon train. Personnellement, j’ai misé sur ta réussite, alors applique-toi… et rapidement !”
Esteban inspira profondément et commença à exécuter les nœuds un à un, ses mains allant d’instinct d’une boucle à l’autre. L’équipage observait en silence, retenant son souffle. Mais soudain, un marin, frustré d’avoir parié sur son échec, se leva et lança avec un sourire provocateur : “Ce ne sont pas les vraies conditions!”
D’un geste, il fit signe à quelques complices qui se mirent à bousculer Esteban dans tous les sens, éclatant de rire. “Ça, c’est la houle que tu ressens sur les haubans et le bastingage !” lança-t-il, moqueur.
Malgré les secousses et les rires autour de lui, Esteban serra les dents. Ses mains continuaient de travailler, plus fébriles mais toujours précises. Les nœuds n’étaient peut-être plus aussi parfaits, mais ils tenaient bon. Lorsque le dernier fut achevé, un silence s’installa avant qu’un cri ne fuse : “Il l’a fait !”
Rodrigo croisa les bras, une lueur de fierté dans le regard. L’équipage applaudit, certains grognant d’avoir perdu leur mise, tandis que ceux qui avaient parié sur la réussite du garçon se réjouissaient, mais tous étaient content d’avoir brisé la monotonie du voyage par un instant de camaraderie et de défi relevé.Un vieux briscard s’approcha de Rodrigo, les mains noueuses croisées sur sa poitrine, le regard perçant. Il observa Esteban un instant avant de lâcher, d’une voix rocailleuse :”Finalement, on va pouvoir transformer ce passager clandestin en un vrai gabier. S’il résiste au vertige et à la montée des haubans, il pourrait bien intégrer l’équipe des gabiers. Nous avons besoin d’un homme agile de ses mains, capable d’assurer des manœuvres précises dans le gréement.”
Il jeta un regard vers Esteban, qui écoutait sans oser interrompre. “Ce n’est pas qu’une question d’habileté. Il devra aussi apprendre à travailler en parfaite coordination avec les autres, à répondre aux ordres sans hésitation. L’unisson, c’est ce qui fait la différence entre un bon gabier et un homme perdu en mer.”
Rodrigo hocha la tête, un sourire en coin. “On verra s’il en est capable. Les haubans l’attendent.”
***
Esteban commença sa nouvelle vie de gabier, plongé dans un quotidien rythmé par les ordres précis et la rigueur du travail en hauteur. Chaque jour, il répétait inlassablement les gestes essentiels : hisser, ferler, larguer, prendre ou diminuer les ris. Mais ce qui marquait le plus son apprentissage, c’était l’escalade des haubans.
Les premiers jours, il avait senti le vertige lui tordre l’estomac en montant à plusieurs mètres au-dessus du pont, ses mains crispées sur les cordages, ses pieds cherchant un appui stable sur les étais mouvants.
Rodrigo observait Esteban redescendre après un exercice éprouvant.
“Tu ne grimperas jamais aussi vite qu’un vrai gabier si tu continues à hésiter. L’océan ne pardonne pas les hésitations.”
Rodrigo veillait à ce qu’il ne perde pas pied, l’obligeant à grimper plus haut chaque jour, le forçant à exécuter des manœuvres en hauteur même lorsque le vent faisait tanguer dangereusement le gréement. Ses bras et ses jambes se durcissaient à force d’efforts, ses mouvements devenaient plus sûrs, plus précis. Il apprenait à se suspendre sans crainte, à bouger avec l’aisance d’un marin chevronné, à faire corps avec le navire qui dansait sur l’Atlantique.
Il savait qu’à chaque instant, une chute pouvait lui être fatale, mais il comprenait aussi que le moindre doute pouvait le condamner. Être gabier, c’était être un acrobate du vent, un funambule du large.
Esteban, encore essoufflé par l’exercice, essuyait ses mains rugueuses contre son pantalon. Il sentait le regard des autres sur lui, pesant, évaluateur. Alors qu’il s’apprêtait à se redresser, une ombre se glissa à ses côtés, s’accroupissant sans bruit. Luis, un mousse un peu plus âgé, lui lança à voix basse :
“Rodrigo n’est pas du genre à complimenter, mais s’il continue à te tester, c’est qu’il croit que tu peux y arriver.”
Esteban esquissa un sourire. Peut-être qu’il n’était plus un étranger sur ce bateau.
Il devait aussi apprendre à travailler en parfaite coordination avec les autres gabiers. Les opérations exigeaient une synchronisation sans faille, dictée par des signaux et des cris brefs portés par le vent. Une hésitation, une erreur, et c’était toute la manœuvre qui risquait de tourner à la catastrophe. Loin de l’adrénaline des défis et des paris du début, Esteban prenait conscience de l’exigence impitoyable du métier : être gabier, c’était mettre sa vie entre les mains des autres et leur confier la sienne, suspendu au gréement, à des dizaines de mètres au-dessus du pont battu par les embruns.
****
Esteban, le regard fixé sur l’horizon infini, ressentait un mélange d’excitation et d’appréhension. Pour la première fois, il prenait conscience de l’immensité de l’océan et du défi qu’ils avaient entrepris.
Les jours passaient, rythmés par les quarts de veille et les manoeuvres incessantes. Des chants de marins résonnaient parfois pour briser la monotonie de l’infini bleuté.
Mais bientôt, les nuages noirs s’amoncelèrent à l’horizon, annonçant une tempête redoutable. L’équipage se prépara en silence, conscient que les heures à venir mettraient leur courage et leur habileté à rude épreuve…
Le ciel s’assombrit, chargé de nuages menaçants qui s’amoncellent à l’horizon. Un vent violent s’élève, sifflant entre les haubans et faisant claquer les voiles avec une force inquiétante. L’équipage s’active en hâte, certains resserrant les cordages tandis que d’autres sécurisent les cargues pour éviter qu’elles ne se détachent sous les rafales. Les ordres fusent sur le pont, couverts par le grondement du tonnerre qui commence à gronder au loin. Les marins échangent des regards furtifs, conscients que la tempête qui approche ne sera pas une simple bourrasque.
Esteban sentit son estomac se nouer alors que Rodrigo, le maître gabier, rassemblait son équipe. « Écoutez-moi bien ! La tempête arrive, on réduit la voilure. Personne ne fait de folie, et surtout, personne ne tombe ! » Sa voix portait au-dessus du tumulte, chaque mot résonnant avec gravité. Le regard du maître se posa sur lui, perçant, pesant, lui rappelant cruellement qu’il était le plus jeune, le moins expérimenté. Il déglutit difficilement, sentant les battements de son cœur s’accélérer. Il devait prouver qu’il en était capable.
Esteban sent la peur monter, mais Rodrigo et un autre gabier plus expérimenté le rassurent. « Accroche-toi toujours avec ta longe, gamin. Et garde tes pieds bien calés sur le cordage, » dit l’un d’eux en lui donnant une tape sur l’épaule.
Les gabiers commencent l’ascension dans les haubans. Esteban grimpe à son tour, ses mains engourdies par le froid et les embruns qui le fouettent. Le vent hurle, rendant les ordres presque inaudibles. « Plus vite, Esteban ! » crie Rodrigo au-dessus de lui. Il s’accroche du mieux qu’il peut, suivant le rythme des plus expérimentés. Une rafale violente secoue le navire et manque de l’arracher du gréement. « Tiens bon, bon sang ! » lance un gabier en voyant son hésitation.
Arrivé à la vergue, il aide à affaler la voile en la saisissant et en la repliant progressivement sur elle-même, tout en l’arrimant avec des garcettes. « Ne la lâche pas tant qu’elle n’est pas bien serrée ! » hurle Rodrigo. Il pense la tâche terminée, mais ce dernier lui crie qu’il faut encore s’occuper de la voile supérieure. Cela signifie grimper encore plus haut, jusqu’à la hune.
Le gréement danse sous les assauts du vent. Esteban manque un échelon du hauban, rattrape sa prise de justesse et continue de grimper. « Bien joué, gamin, mais sois plus attentif ! » grogne Rodrigo. Avec son aide, il replie la voile supérieure, veillant à bien la lover pour éviter qu’elle ne se détache. Les embruns et la pluie rendent chaque geste plus difficile. Tout à coup, une lueur étrange illumine le sommet des mâts : un feu de Saint-Elme. « Par tous les diables… » murmure un marin en contrebas. L’équipage observe le phénomène avec fascination et crainte.
Redescendu sur le pont, Esteban interroge Rodrigo sur cette étrange lumière bleutée. « C’est un signe de protection, ou un avertissement, selon les croyances, » explique Rodrigo. « Peu importe, on a encore du travail. »
Malgré la fatigue, Esteban se sent privilégié d’avoir assisté à ce spectacle. Épuisé, il rejoint enfin les hamacs avec les autres gabiers, son corps endolori par l’effort, mais son esprit encore marqué par l’épreuve et la magie de la mer.
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