Depuis plusieurs semaines, les cinq navires poursuivaient leur route vers le sud. L’escale au Brésil, où les marins avaient goûté à la chaleur et à l’abondance, semblait désormais un lointain souvenir. Le froid s’intensifiait, s’insinuant sous les manteaux usés, tandis que la mer se faisait plus capricieuse, soulevant de hautes vagues qui secouaient la flotte. L’enthousiasme du départ cédait la place à une résignation silencieuse.
Les marins murmuraient entre eux. Selon certaines rumeurs, Magellan possédait des informations fiables affirmant que le passage vers l’ouest se trouvait au 40e parallèle. Mais les jours passaient et l’horizon restait noyé dans une brume épaisse qui rendait toute observation difficile. Seuls les relevés quotidiens du pilote permettaient de mesurer leur lente progression.
Perché sur le mât principal du Santiago, Rodrigo dirigeait les gabiers, s’assurant que les voiles tenaient bon sous l’humidité ambiante. Près de lui, Esteban s’accrochait aux cordages, son regard fixé sur la mer voilée par le brouillard.
« Allons-nous enfin atteindre le fameux passage ? » demanda-t-il, haussant la voix pour couvrir le vent.
Rodrigo resta pensif, avant de hausser les épaules. « Les rumeurs disent qu’il est ici. On verra bien.»
Comme pour répondre à ses paroles, une rafale soudaine déchira la brume, révélant un vaste estuaire bordé de terres basses. Les vagues s’y calmaient, et le reflet argenté du ciel donnait à l’eau un aspect fantomatique.
Rodrigo plissa les yeux, un éclair d’excitation passant fugacement dans son regard. « Tu vois ce passage ? C’est lui qui va ouvrir une nouvelle voie pour la couronne d’Espagne. C’est un moment historique.»
Esteban sentit un frisson parcourir son dos. Il voulait y croire, mais une ombre de doute planait. Rodrigo, lui, était déjà en train de descendre du mât. « Redescendons et annonçons la bonne nouvelle au capitaine ! »
Sur le pont, l’excitation fut de courte durée. Un marin s’était agenouillé près du bastingage, sa main trempant dans l’eau. « Elle est douce ! » s’exclama-t-il. Un silence tendu s’installa avant qu’une rumeur de déception ne se propage parmi l’équipage.
La nouvelle parvint à Magellan, mais il refusa de se laisser abattre. Il ordonna l’exploration approfondie de l’estuaire. Le Santiago fut envoyé en éclaireur tandis que d’autres navires longeraient la côte vers le sud.
A bord du Santiago, Esteban observait les marins en silence. L’exaltation du matin était retombée. Rodrigo se rapprocha et posa une main sur son épaule.
« Pourquoi continuons-nous à explorer cette embouchure ? L’eau est douce, ce n’est pas la mer.»
Rodrigo soupira. « On suit les ordres, c’est tout. Mais c’est vrai que les commandants semblent chercher à tâtons…»
Soudain, le Santiago fut secoué par un courant inattendu. Un marin hurla, les rames gémirent sous la pression. Serrão ordonna aussitôt de rebrousser chemin. L’exploration était un échec.
De retour dans la flotte principale, la tension monta. Lors d’une réunion sur le Trinidad, Serrão et les autres capitaines firent leur rapport. Cartagena prit la parole d’un ton tranchant.
« L’échec du 40e parallèle prouve que ce passage n’existe pas.»
Magellan ne cilla pas. « Nous continuerons. » Son ton était sans appel.
Cette nuit-là, un complot se fomenta. Sur un autre navire, dans une cale éclairée à la lanterne, Cartagena et Quesada réunirent plusieurs officiers espagnols.
« Personne n’est jamais descendu plus bas que le 40e parallèle, murmura Quesada. Et si la terre n’avait pas de fin ?»
Esteban, caché derrière des barils, capta des bribes de la conversation. Son estomac se noua.
Les jours suivants, la flotte poursuivit sa route vers le sud. L’hiver approchait. Les vents, de plus en plus forts, ralentissaient la progression. Sur le pont du Santiago, les hommes travaillaient avec moins d’entrain, et certains retardaient volontairement leurs manœuvres.
Enfin, ils atteignirent le 45e parallèle sud. L’atmosphère était électrique. Diego, d’un ton railleur, souffla à Esteban : « Tu crois qu’il sait vraiment où il va ? »
Le soir même, Magellan convoqua les capitaines. Son verdict fut clair : « Nous hivernerons ici.»
Un silence glacial s’installa. Certains officiers espagnols quittèrent la réunion sans un mot. Sur le pont, des chuchotements se multiplièrent. La mutinerie n’avait pas encore éclaté, mais elle était proche.
Mouette s’approcha d’Esteban et murmura, sombre : « On est morts avant même d’avoir vu le bout du monde.»
Laisser un commentaire
Vous devez vous connecter pour publier un commentaire.