L’aube naissante enveloppait la vallée d’une lumière blafarde alors que Rodrigo s’éloignait discrètement du campement. Il s’enfonça dans les hautes herbes, courbé pour ne pas attirer l’attention du troupeau qu’ils avaient repéré la veille. Esteban suivit du regard son maître gabier, dont la silhouette disparaissait entre les rochers. L’attente s’installa, rythmée par le souffle du vent et le froissement de la végétation.
Quelques minutes plus tard, Rodrigo reparut et se dirigea vers le groupe, son visage grave. Il pointa du doigt une vallée encaissée en contrebas, bordée par deux collines rocheuses.
— Ils n’ont presque pas bougé. Ils sont près de la même source d’eau qu’hier, et cette vallée ne leur laisse qu’une seule sortie. Si on les pousse dans cette direction, ils seront obligés de passer par le goulet entre ces deux collines. Là, vous les attendrez..
Rodrigo détailla son plan : lui et les autres marins contourneraient la vallée et avanceraient lentement en tapant sur les rochers et en criant pour effrayer le troupeau. Leur objectif était de les diriger vers l’étroit passage naturel entre les collines, où Esteban et Mouette seraient postés, prêts à frapper au bon moment. “Ne tirez pas trop tôt, attendez qu’ils arrivent à portée et qu’ils soient bien pris au piège.” Le plan fut accepté sans discussion, et chacun se prépara en silence.
Le signal fut donné. Rodrigo et ses hommes avancèrent méthodiquement sur les flancs de la vallée, tapant sur les roches avec des bâtons et criant pour semer la panique. Comme prévu, les bêtes se mirent à courir dans la direction opposée, droit vers l’unique sortie. Certaines hésitèrent un instant, cherchant un autre chemin, mais les rochers escarpés ne leur offraient aucun échappatoire. En contrebas, le troupeau se figea une seconde avant de bondir dans une course effrénée, exactement vers le piège tendu par Esteban et Mouette. Les cœurs battants, les deux jeunes marins retinrent leur souffle.
— Maintenant ! lança Esteban en levant son arme.
Les tirs fusèrent. Les bêtes, prises au piège, tentèrent de rebrousser chemin mais se heurtèrent à la masse des chasseurs qui avançaient derrière elles. Plusieurs chutèrent sous les projectiles, glissant sur les roches, tandis que les survivantes s’égaillaient en panique dans la poussière soulevée par leur fuite. Une euphorie soudaine s’empara du groupe. Ils s’étaient assurés un retour triomphant, et déjà, certains marins s’activaient pour vider les carcasses.
Alors qu’il nettoyait son couteau, Mouette s’arrêta net. Son regard se porta vers une ombre mouvante entre les rochers.
— Attendez… vous avez vu ça ? souffla-t-il en se redressant.
Les autres relevèrent la tête, perplexes. Un marin grogna en secouant la tête.
— T’as peur de ton ombre, Mouette ?
— Je te dis que j’ai vu quelque chose !
Mais personne ne le crut, et l’activité reprit. Puis, sans prévenir, une masse bondit des ténèbres. Un puma, attiré par l’odeur du sang, se jeta sur une carcasse et tenta de l’emporter. Un marin recula en jurant, tandis que Rodrigo, plus rapide, se précipita avec sa lance.
— Reculez !
Le fauve rugit, ses muscles tendus sous son pelage fauve. Rodrigo tenta de l’effrayer en brandissant son arme, mais la bête n’avait pas l’intention de céder. Puis elle bondit.
Rodrigo esquiva de justesse, mais une patte griffue l’atteignit à l’aine. Il tituba en arrière, le sang s’étalant sur son pantalon, alors que le puma s’emparait d’une carcasse et disparaissait dans les ombres.
— Rodrigo ! s’écria Esteban en accourant.
Le marin était à genoux, les mâchoires serrées de douleur. Le groupe se précipita autour de lui, et l’ambiance victorieuse de la chasse s’évapora en un instant.
La panique s’installa aussitôt. Certains marins échangeaient des regards inquiets, murmurant qu’ils devaient partir immédiatement. D’autres tentaient de stabiliser Rodrigo, son visage crispé par la douleur.
— Des bandages ! Déchirez vos chemises ! Quelqu’un va chercher de l’eau ! Allumez un feu, vite ! ordonna Esteban, sa voix claquant dans l’urgence.
Les marins s’immobilisèrent, interloqués par l’autorité soudaine du jeune mousse. Ce n’était pas à lui de donner des ordres, mais Rodrigo était inconscient et personne ne savait quoi faire. L’hésitation ne dura qu’un instant : les ordres d’Esteban, bien que surprenants, étaient évidents. Sans un mot, ils déchirèrent des bandes de tissu pour faire un bandage de fortune, l’un d’eux courut chercher de l’eau, tandis qu’un autre s’empressait d’allumer un feu. L’instinct de survie reprenait le dessus.
Esteban appliqua le bandage, les mains tremblantes. Il appuya fermement sur la plaie pour stopper le saignement, mais Rodrigo laissa échapper un râle étouffé. La vue du sang imbibant le tissu lui donnait envie de détourner les yeux, mais il ne pouvait pas faillir. Son mentor, celui qui l’avait si souvent corrigé et poussé à se dépasser, était là, à l’agonie, vulnérable comme il ne l’avait jamais vu.
Autour de lui, les marins s’activaient, mais le temps semblait ralenti. Un homme revenait avec une gourde d’eau, un autre attisait le feu qui peinait à prendre. Le souffle rauque de Rodrigo, ses paupières à demi closes, sa main crispée sur le sol rocailleux… Esteban sentit un poids lui écraser la poitrine. Et si Rodrigo ne survivait pas ?
— Tiens bon, murmura-t-il entre ses dents, serrant le bandage.
Rodrigo remua faiblement, sa tête roulant sur le côté. Ses lèvres s’entrouvrirent dans un murmure indistinct.
— …Gabier… hisse la voile…
Esteban releva la tête, surpris. Rodrigo divaguait. Il ne voyait plus la vallée, ni ses hommes, ni la nuit qui s’épaississait autour d’eux. Il était sur un navire, en plein travail, peut-être des années plus tôt.
— Capitaine… vent arrière… faut…
— Rodrigo ! l’appela Esteban, sa voix plus forte qu’il ne l’aurait voulu.
Rodrigo papillonna des paupières, cherchant un repère. Son regard trouble se posa sur Esteban, et il fronça les sourcils.
— On… doit… virer de bord, souffla-t-il.
Esteban inspira profondément, puis posa une main sur l’épaule du marin. Il était toujours là, malgré la fièvre et la douleur.
— On va te ramener, Rodrigo, dit-il, comme une promesse.
Le maître gabier hocha vaguement la tête, incapable de répondre, mais l’ombre d’une confiance passa dans ses yeux. Avec l’aide de deux marins, il fut hissé sur ses pieds. Il vacilla mais se rattrapa, le souffle court. Il pouvait marcher, mais à peine.
— On retourne à la grotte, décida Esteban d’une voix ferme. Là-bas, on pourra se mettre à l’abri et organiser notre retour.— On retourne à la grotte, décida Esteban. Là-bas, on pourra se mettre à l’abri et organiser notre retour.
Le groupe, déstabilisé, suivit ses instructions. Rodrigo, soutenu par deux marins, titubait en avançant. La grotte où ils avaient dormi la veille devint un refuge improvisé pour la nuit.
Mais une nouvelle tension surgit. Alors que Rodrigo délirait sous la fièvre, un marin à la mine dure s’exprima d’un ton froid.
— On ferait mieux de le laisser ici. On va tous crever si on le porte sur des kilomètres.
Le silence s’installa, pesant. Esteban le brisa aussitôt.
— Tu comptes expliquer ça aux autres quand on rentrera ? Qu’on a laissé notre maître gabier mourir ici ?
L’homme ne répondit rien, détournant les yeux. L’instant de mutinerie fut écarté, mais Esteban savait que la tension restait palpable.
Ils improvisèrent un travois avec des branches pour transporter Rodrigo. La progression fut lente et douloureuse, chaque pas sur le sol rocailleux un supplice pour le blessé.
Rodrigo, affaibli, leva les yeux vers Esteban alors qu’ils faisaient une pause.
— T’as bien fait, gamin… Sans toi, j’y serais resté.
Esteban hocha la tête, le poids de la responsabilité pesant sur ses épaules.
Alors qu’ils apercevaient enfin les navires, un malaise s’empara du groupe. L’atmosphère semblait différente. Moins de bruit, moins d’agitation que d’ordinaire.
Les marins qui les attendaient échangèrent des regards étranges, murmurant entre eux.
— Tout est en place… Maintenant, il faut juste attendre, capta Esteban.
Un frisson lui parcourut l’échine. La mutinerie était imminente.
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