Catégorie : Chapitre

  • Chapitre 21

    Lorsque Magellan entra dans la grande salle du palais, le silence s’épaissit, comme si l’air lui-même retenait son souffle. Les conversations moururent, les mouvements se figèrent. Tout convergea vers la silhouette imposante de l’explorateur et de ses hommes, leurs pas résonnant sur les dalles de pierre polie. L’odeur métallique de l’acier et du cuir, âcre et brutale, trancha avec les effluves épicés du palais. Ce n’était pas seulement une entrée. C’était une irruption.

    Les nobles et conseillers de Humabon échangèrent des regards furtifs, un mélange de curiosité et d’alarme. Une tension insidieuse rampa le long des colonnes sculptées, se faufila entre les riches étoffes et les dorures chatoyantes. Esteban, en retrait, sentit une sueur froide lui glisser dans le dos. Ces hommes portaient l’assurance de ceux qui avaient affronté les océans et survécu à des mondes inconnus. Pourtant, ici, dans cette salle opulente, ils étaient des intrus.

    Luyong, elle, ne détourna pas les yeux lorsque Magellan fit son entrée. Elle le fixa avec une intensité glaciale, scrutant son visage marqué par le sel et le soleil. Ce qu’elle vit ne la rassura pas : une foi aveugle en sa propre destinée, une certitude inébranlable. Il était de ces hommes qui ne doutaient pas, qui avançaient avec l’arrogance de ceux qui pensent que le monde leur appartient. Mais elle le savait : il n’était qu’un pion sur un échiquier bien plus vaste qu’il ne l’imaginait.

    Humabon s’avança lentement. Chaque pas résonnait, comme s’il pesait non seulement sur les pierres du palais, mais sur le destin de son peuple. Son sourire était poli, calculé, mais ses yeux, eux, observaient, jaugeaient, anticipaient.

    — Bienvenue, seigneur Magellan. Vous arrivez à un moment… stratégique.

    Un frisson parcourut l’assemblée. Les murmures, d’abord feutrés, s’intensifièrent, flottant comme une brume de doutes et de spéculations.

    Humabon plissa légèrement les yeux, scrutant les cuirasses des étrangers. Le reflet des flammes dans le métal lui rappela quelque chose. Un souvenir ancien, une menace familière. Ses doigts se crispèrent un instant sur l’accoudoir de son trône.

    — Vos armures… elles me rappellent celles des Portugais qui ont pris Malacca. Dites-moi, êtes-vous leurs alliés, ou bien leurs ennemis ?

    L’atmosphère, déjà lourde, s’alourdit encore. On aurait pu entendre une lame tomber sur le sol de marbre. Luyong sentit son souffle se suspendre, son regard oscillant entre Magellan et le roi.

    Magellan ne broncha pas. Son expression resta impassible, son assurance intacte. Après un bref silence, il inclina légèrement la tête et répondit d’une voix posée, chaque mot pesé avec soin.

    — Nous ne sommes pas alliés des Portugais. Nous servons un autre roi, celui d’Espagne. Et sachez ceci, grand Rajah : si votre royaume choisit de s’allier à la couronne d’Espagne, alors les Portugais ne vous causeront plus aucun tort.

    Un grondement sourd parcourut la salle. Certains nobles hochèrent la tête, d’autres échangèrent des regards inquiets. Une alliance avec un empire inconnu pour repousser une menace déjà bien présente ? L’équation était tentante… mais risquée.

    Luyong sentit un frisson d’inquiétude lui traverser l’échine. Trop simple. Trop évident. Une alliance avec un roi lointain pour contrer un ennemi immédiat ? Cela n’était jamais sans prix. Son regard se posa sur Humabon, tentant de lire sa réaction.

    Humabon resta silencieux un instant de plus. Son visage demeura impénétrable, mais elle savait qu’en lui, mille calculs se superposaient. Puis, d’un geste lent mais ferme, il leva la main, imposant le silence.

    — Venez dans mes quartiers, seigneur Magellan. Nous avons beaucoup à discuter.

    Les murmures s’évanouirent aussitôt, remplacés par une attente fébrile. Les véritables négociations venaient de commencer.

    Mais alors que Magellan s’apprêtait à suivre Humabon, Luyong s’avança, refusant de laisser les événements lui échapper.

    — Rajah Humabon, avant que nous ne tournions entièrement notre attention vers ces nouveaux venus, permettez-moi de rappeler qu’un accord a déjà été discuté aujourd’hui. Le royaume de Mactan a beaucoup investi dans les négociations avec l’envoyé de Brunei. Cet engagement ne peut être balayé sans considération.

    Un silence tendu s’installa. Tous attendaient la réaction du Rajah.

    Humabon tourna lentement la tête vers elle. Il la jaugea un instant, son regard scrutateur pesant chaque mot, chaque intention. Puis, d’un ton mesuré, il trancha :

    — Rien n’est balayé, Luyong. Nous discuterons de tout cela en temps voulu.

    Son attention revint sur Magellan. Il inclina légèrement la tête, un sourire indéchiffrable aux lèvres, avant de tourner les talons, quittant la salle sous une onde de spéculations et d’inquiétudes non dites.

    Luyong serra les poings. Elle savait que quelque chose venait de basculer. Et elle comptait bien ne pas rester spectatrice de ce changement.

  • Chapitre 20

    Le palais de Rajah Humabon baignait dans une pénombre tamisée par la lueur vacillante des lanternes de nacre. L’encens brûlait lentement, répandant une senteur entêtante de girofle et de bois résineux. Chaque respiration semblait porter en elle le poids des tensions qui s’étiraient entre les nobles assemblés.

    La cour royale de Cebu était en effervescence depuis plusieurs semaines. Le Rajah Humabon recevait un émissaire représentant une coalition marchande soutenue par Brunei, qui désirait ouvrir de nouvelles routes commerciales entre son pays et les chefferies philippines. Il avait déjà pu négocier un commerce libre (sans douane) avec le royaume de Mactan, mais l’émissaire savait qu’il lui fallait absolument l’accord du Rajah Humabon. Cet accord lui apporterait la possibilité de commerce avec les chefferies influentes de Cebu et Mactan, tout en garantissant un équilibre qui préviendrait les ingérences extérieures.

    Luyong, assise sur une natte de soie brodée, gardait le dos droit, le menton relevé. Seule sa main crispée sur le tissu léger de sa tunique trahissait l’acier de sa concentration. Le moindre faux pas pouvait tout anéantir. Elle détacha son regard des reflets mouvants sur le sol de marbre poli et observa à nouveau les visages autour d’elle. Chaque noble ici présent représentait une faction, un intérêt dissimulé, une allégeance parfois incertaine.

    Face à elle, Rajah Humabon scrutait son interlocutrice avec la patience calculatrice d’un prédateur. Son trône sculpté, imposant, était la preuve de son autorité, mais même le bois massif semblait ébranlé par les murmures qui parcouraient la cour. L’équilibre fragile entre Cebu et Mactan vacillait, et cette rencontre pouvait sceller une nouvelle ère de prospérité, ou un conflit imminent.

    Un tintement subtil résonna dans l’air chaud. L’envoyé de brunei, assis à quelques pas, ajusta ses bracelets de jade d’un geste lent, mesuré. Son torse tatoué témoignait de son rang et de son expérience. Il connaissait les règles de ce jeu. Chaque phrase devait être pesée, chaque regard calculé.

    L’envoyé de Brunei prit la parole avec une éloquence maîtrisée, relatant les tensions croissantes entre son pays et les Portugais depuis la chute de Malacca en 1511. Il décrivit comment ces derniers cherchaient à imposer leur domination sur les routes maritimes et à restreindre le commerce libre en Asie du Sud-Est.

    — Ces étrangers ne négocient pas, ils imposent. Ceux qui refusent de se soumettre voient leurs ports incendiés, leurs marchands capturés, leurs routes bloquées, lança-t-il avec gravité.

    Il proposa alors un pacte commercial direct avec Brunei, permettant aux navires de sa coalition marchande de faire escale à Mactan et à Cebu sans dépendre des intermédiaires portugais. Cette ouverture garantirait aux chefferies locales une connexion plus fluide avec le réseau commercial reliant la Chine, l’Inde et les îles de l’archipel malais.

    — J’ai parlé avec Lapu-Lapu, il a compris l’enjeu et a accordé certaines garanties. Mais l’accord ne peut être complet sans votre consentement, Rajah Humabon. Nous vous demandons le droit d’accoster à Cebu, d’y commercer en toute transparence et d’y établir un relais marchand, pour la prospérité de tous.

    Humabon prit la parole, sa voix teintée d’une ironie froide :

    — Ainsi, Lapu-Lapu a jugé bon d’envoyer une représentante en la personne de Luyong. Est-ce donc vrai ? Cet homme si prompt à rejeter toute influence étrangère aurait-il finalement cédé et accordé ces droits sur son territoire ?

    Il marqua une pause, croisant les bras sur son trône, jaugeant tour à tour l’émissaire de Brunei et Luyong. Un rictus effleura ses lèvres.

    — Enfin… il a au moins eu la sagesse de me reconnaître comme un acteur incontournable de cet accord. C’est déjà une concession surprenante de sa part.— Un accès facilité aux épices renforcerait autant Cebu que Mactan.

    — Sans stabilité, c’est l’ensemble du commerce qui s’effondrera, déclara Luyong, sa voix égale, maîtrisée.

    Humabon esquissa un sourire, mais son regard trahissait une prudence acérée.

    — Et si cet accord faisait de Lapu-Lapu le véritable bénéficiaire ? Que toute l’île en vienne à penser que cette alliance lui revient de droit, éclipsant ainsi mon autorité ?

    Le capitaine malais inclina légèrement la tête avant de répondre, son ton aussi tranchant que le fil d’une lame.

    — Lapu-Lapu ne cherche pas à étendre son influence. Mais un autre danger menace vos terres, Rajah Humabon : les Portugais. Ils ont pris Malacca il y a dix ans, et ils cherchent à contrôler les routes vers les îles comme les vôtres. Un traité tripartite pourrait non seulement nous permettre de bénéficier de routes commerciales plus sûres, mais aussi de garantir que Cebu et Mactan ne deviennent pas les prochains maillons de leur empire.

    Humabon haussa un sourcil.

    — Quel avantage y trouvez-vous ?

    — L’ouverture d’une route commerciale directe entre vos îles et Malacca, sans intermédiaires portugais. Une liberté plus grande pour vos marchands, une prospérité accrue, et la prévention d’une invasion future sous prétexte de “pacification”.

    Luyong sentit une légère tension s’apaiser. C’était une proposition sensée. Peut-être…

    Mais un bruit discret brisa cette tension.

    Un serviteur pénétra dans la salle, l’air grave. À son entrée, les conversations se suspendirent brièvement, puis reprirent à voix basse, une curiosité inquiète flottant parmi les nobles assemblés. Il s’arrêta à quelques pas du trône et s’inclina profondément avant de demander d’une voix mesurée :

    — Rajah Humabon, puis-je vous parler en privé ?

    Un frémissement parcourut l’assemblée. Quelques murmures furtifs s’échangèrent, les regards glissant du serviteur au roi, tentant de capter un indice sur la nature du message.

    Humabon le fixa un instant, jaugeant son messager avec un intérêt distant. Puis, d’un geste lent mais affirmé, il lui fit signe d’approcher. Le serviteur s’inclina et murmura quelques mots à son oreille. Le regard du Rajah s’assombrit d’abord, puis une lueur nouvelle s’y alluma, une réflexion rapide prenant forme dans son esprit. Il se redressa imperceptiblement, le bout de ses doigts tapotant l’accoudoir de son trône tandis qu’un sourire calculé étirait lentement ses lèvres.

    Autour de lui, les chuchotements redoublèrent d’intensité. Certains courtisans tentaient de deviner la teneur du message, d’autres échangeaient des regards inquiets. L’attente, suspendue, pesait sur les épaules de chacun.

    Humabon laissa le silence s’étirer une fraction de seconde de plus, jouant sur la tension qui s’était installée dans la salle. Puis, d’une voix posée mais ferme, il déclara :

    — Nous avons peut-être une solution toute trouvée aux soucis apportés par les Portugais…

    Une onde de murmures parcourut aussitôt la salle, des nobles échangèrent des regards interrogateurs. Certains se penchèrent vers leurs voisins, chuchotant des suppositions, tandis que d’autres fixaient Humabon avec une intensité contenue. Luyong elle-même sentit son souffle se suspendre. Elle connaissait cet éclat dans les yeux du Rajah : une décision venait d’être prise, et elle allait bouleverser l’équilibre des négociations.

  • Chapitre 13

    Le vent soufflait en rafales sur le campement installé au bord de la baie. La nuit tombait, et une tension sourde planait sur la flotte. Après des jours d’effort, l’expédition de chasse était de retour, mais l’accueil n’avait pas été celui qu’ils espéraient. Le silence inhabituel, les regards évités, les murmures étouffés… quelque chose clochait.

    Esteban se faufila entre les ombres des navires et pénétra dans la cale où Rodrigo reposait. La jambe bandée et le visage marqué par la douleur, le gabier expérimenté gardait pourtant un regard alerte. Dès qu’il aperçut le jeune mousse, il haussa un sourcil, devinant immédiatement que ce dernier avait quelque chose d’important à lui dire.

    “J’vois à ta tête que t’as mis les pieds dans quelque chose de dangereux, gamin.” Sa voix était rauque, fatiguée, mais pleine de lucidité.

    Esteban hésita un instant avant de murmurer : “J’ai… j’ai entendu des marins parler. Ils disent que Cartagena et Quesada rassemblent des hommes. Qu’ils ne font plus confiance à Magellan. Ils pensent qu’il va tous nous mener à la mort.”

    Rodrigo hocha lentement la tête, ses mâchoires se serrant sous la douleur. “Bien sûr qu’ils le pensent. Et peut-être qu’ils ont pas tort.”

    Esteban écarquilla les yeux. “Alors… tu crois qu’ils ont raison ?”

    Rodrigo grimaça, se redressa légèrement malgré la douleur, et fixa Esteban de son regard perçant. “Raison ? C’est pas une question de raison, gamin. Écoute-moi bien, et retiens ça : une mutinerie, c’est ce qu’il peut arriver de pire à une expédition.”

    Esteban fronça les sourcils, confus. “Mais si Magellan se trompe ? S’il nous mène vraiment à notre perte ?”

    Rodrigo inspira profondément avant de répondre. “Peut-être qu’il se trompe, oui. Peut-être qu’il est fou, peut-être qu’il nous fera mourir de faim sur un bout de caillou perdu. Mais tu sais ce qui est pire que de suivre un capitaine borné ? C’est de se retrouver sans capitaine du tout.”

    Le silence tomba entre eux. Seule la mer, grondant au loin, accompagnait leurs pensées.

    “Le chaos,” murmura Esteban.

    Rodrigo acquiesça lentement. “Le chaos. Quand y’a plus qu’la loi du plus fort. Quand plus personne sait qui écouter. Quand des hommes, qui hier encore buvaient ensemble, commencent à s’entretuer. Tu crois qu’ils veulent renverser Magellan pour le bien commun ? Non. Chacun veut juste sauver sa peau… et au final, ça nous condamne tous.”

    Esteban baissa les yeux, absorbant le poids des paroles de Rodrigo. Il voulait comprendre, mais une partie de lui résistait encore à cette vision désespérée.

    “Mais… ils sont nombreux, et ils sont convaincus. Et moi, qu’est-ce que je peux faire ?”

    Rodrigo le fixa avec intensité. “Écoute, observe. Ne prends pas partie trop vite. Et surtout… ne te fais pas prendre dans cette folie. Une mutinerie, ça finit toujours de la même manière : dans le sang.”

    Le silence s’étira à nouveau. Esteban sentait son cœur battre plus vite. Ce qu’il venait d’entendre ne quittait plus son esprit. L’ombre d’un danger imminent planait sur la flotte, et il savait désormais que rien ne serait plus comme avant.

  • Chapitre 12

    L’aube naissante enveloppait la vallée d’une lumière blafarde alors que Rodrigo s’éloignait discrètement du campement. Il s’enfonça dans les hautes herbes, courbé pour ne pas attirer l’attention du troupeau qu’ils avaient repéré la veille. Esteban suivit du regard son maître gabier, dont la silhouette disparaissait entre les rochers. L’attente s’installa, rythmée par le souffle du vent et le froissement de la végétation.

    Quelques minutes plus tard, Rodrigo reparut et se dirigea vers le groupe, son visage grave. Il pointa du doigt une vallée encaissée en contrebas, bordée par deux collines rocheuses.

    — Ils n’ont presque pas bougé. Ils sont près de la même source d’eau qu’hier, et cette vallée ne leur laisse qu’une seule sortie. Si on les pousse dans cette direction, ils seront obligés de passer par le goulet entre ces deux collines. Là, vous les attendrez..

    Rodrigo détailla son plan : lui et les autres marins contourneraient la vallée et avanceraient lentement en tapant sur les rochers et en criant pour effrayer le troupeau. Leur objectif était de les diriger vers l’étroit passage naturel entre les collines, où Esteban et Mouette seraient postés, prêts à frapper au bon moment. “Ne tirez pas trop tôt, attendez qu’ils arrivent à portée et qu’ils soient bien pris au piège.” Le plan fut accepté sans discussion, et chacun se prépara en silence.

    Le signal fut donné. Rodrigo et ses hommes avancèrent méthodiquement sur les flancs de la vallée, tapant sur les roches avec des bâtons et criant pour semer la panique. Comme prévu, les bêtes se mirent à courir dans la direction opposée, droit vers l’unique sortie. Certaines hésitèrent un instant, cherchant un autre chemin, mais les rochers escarpés ne leur offraient aucun échappatoire. En contrebas, le troupeau se figea une seconde avant de bondir dans une course effrénée, exactement vers le piège tendu par Esteban et Mouette. Les cœurs battants, les deux jeunes marins retinrent leur souffle.

    — Maintenant ! lança Esteban en levant son arme.

    Les tirs fusèrent. Les bêtes, prises au piège, tentèrent de rebrousser chemin mais se heurtèrent à la masse des chasseurs qui avançaient derrière elles. Plusieurs chutèrent sous les projectiles, glissant sur les roches, tandis que les survivantes s’égaillaient en panique dans la poussière soulevée par leur fuite. Une euphorie soudaine s’empara du groupe. Ils s’étaient assurés un retour triomphant, et déjà, certains marins s’activaient pour vider les carcasses.

    Alors qu’il nettoyait son couteau, Mouette s’arrêta net. Son regard se porta vers une ombre mouvante entre les rochers.

    — Attendez… vous avez vu ça ? souffla-t-il en se redressant.

    Les autres relevèrent la tête, perplexes. Un marin grogna en secouant la tête.

    — T’as peur de ton ombre, Mouette ?

    — Je te dis que j’ai vu quelque chose !

    Mais personne ne le crut, et l’activité reprit. Puis, sans prévenir, une masse bondit des ténèbres. Un puma, attiré par l’odeur du sang, se jeta sur une carcasse et tenta de l’emporter. Un marin recula en jurant, tandis que Rodrigo, plus rapide, se précipita avec sa lance.

    — Reculez !

    Le fauve rugit, ses muscles tendus sous son pelage fauve. Rodrigo tenta de l’effrayer en brandissant son arme, mais la bête n’avait pas l’intention de céder. Puis elle bondit.

    Rodrigo esquiva de justesse, mais une patte griffue l’atteignit à l’aine. Il tituba en arrière, le sang s’étalant sur son pantalon, alors que le puma s’emparait d’une carcasse et disparaissait dans les ombres.

    — Rodrigo ! s’écria Esteban en accourant.

    Le marin était à genoux, les mâchoires serrées de douleur. Le groupe se précipita autour de lui, et l’ambiance victorieuse de la chasse s’évapora en un instant.

    La panique s’installa aussitôt. Certains marins échangeaient des regards inquiets, murmurant qu’ils devaient partir immédiatement. D’autres tentaient de stabiliser Rodrigo, son visage crispé par la douleur.

    — Des bandages ! Déchirez vos chemises ! Quelqu’un va chercher de l’eau ! Allumez un feu, vite ! ordonna Esteban, sa voix claquant dans l’urgence.

    Les marins s’immobilisèrent, interloqués par l’autorité soudaine du jeune mousse. Ce n’était pas à lui de donner des ordres, mais Rodrigo était inconscient et personne ne savait quoi faire. L’hésitation ne dura qu’un instant : les ordres d’Esteban, bien que surprenants, étaient évidents. Sans un mot, ils déchirèrent des bandes de tissu pour faire un bandage de fortune, l’un d’eux courut chercher de l’eau, tandis qu’un autre s’empressait d’allumer un feu. L’instinct de survie reprenait le dessus.

    Esteban appliqua le bandage, les mains tremblantes. Il appuya fermement sur la plaie pour stopper le saignement, mais Rodrigo laissa échapper un râle étouffé. La vue du sang imbibant le tissu lui donnait envie de détourner les yeux, mais il ne pouvait pas faillir. Son mentor, celui qui l’avait si souvent corrigé et poussé à se dépasser, était là, à l’agonie, vulnérable comme il ne l’avait jamais vu.

    Autour de lui, les marins s’activaient, mais le temps semblait ralenti. Un homme revenait avec une gourde d’eau, un autre attisait le feu qui peinait à prendre. Le souffle rauque de Rodrigo, ses paupières à demi closes, sa main crispée sur le sol rocailleux… Esteban sentit un poids lui écraser la poitrine. Et si Rodrigo ne survivait pas ?

    — Tiens bon, murmura-t-il entre ses dents, serrant le bandage.

    Rodrigo remua faiblement, sa tête roulant sur le côté. Ses lèvres s’entrouvrirent dans un murmure indistinct.

    — …Gabier… hisse la voile…

    Esteban releva la tête, surpris. Rodrigo divaguait. Il ne voyait plus la vallée, ni ses hommes, ni la nuit qui s’épaississait autour d’eux. Il était sur un navire, en plein travail, peut-être des années plus tôt.

    — Capitaine… vent arrière… faut…

    — Rodrigo ! l’appela Esteban, sa voix plus forte qu’il ne l’aurait voulu.

    Rodrigo papillonna des paupières, cherchant un repère. Son regard trouble se posa sur Esteban, et il fronça les sourcils.

    — On… doit… virer de bord, souffla-t-il.

    Esteban inspira profondément, puis posa une main sur l’épaule du marin. Il était toujours là, malgré la fièvre et la douleur.

    — On va te ramener, Rodrigo, dit-il, comme une promesse.

    Le maître gabier hocha vaguement la tête, incapable de répondre, mais l’ombre d’une confiance passa dans ses yeux. Avec l’aide de deux marins, il fut hissé sur ses pieds. Il vacilla mais se rattrapa, le souffle court. Il pouvait marcher, mais à peine.

    — On retourne à la grotte, décida Esteban d’une voix ferme. Là-bas, on pourra se mettre à l’abri et organiser notre retour.— On retourne à la grotte, décida Esteban. Là-bas, on pourra se mettre à l’abri et organiser notre retour.

    Le groupe, déstabilisé, suivit ses instructions. Rodrigo, soutenu par deux marins, titubait en avançant. La grotte où ils avaient dormi la veille devint un refuge improvisé pour la nuit.

    Mais une nouvelle tension surgit. Alors que Rodrigo délirait sous la fièvre, un marin à la mine dure s’exprima d’un ton froid.

    — On ferait mieux de le laisser ici. On va tous crever si on le porte sur des kilomètres.

    Le silence s’installa, pesant. Esteban le brisa aussitôt.

    — Tu comptes expliquer ça aux autres quand on rentrera ? Qu’on a laissé notre maître gabier mourir ici ?

    L’homme ne répondit rien, détournant les yeux. L’instant de mutinerie fut écarté, mais Esteban savait que la tension restait palpable.

    Ils improvisèrent un travois avec des branches pour transporter Rodrigo. La progression fut lente et douloureuse, chaque pas sur le sol rocailleux un supplice pour le blessé.

    Rodrigo, affaibli, leva les yeux vers Esteban alors qu’ils faisaient une pause.

    — T’as bien fait, gamin… Sans toi, j’y serais resté.

    Esteban hocha la tête, le poids de la responsabilité pesant sur ses épaules.

    Alors qu’ils apercevaient enfin les navires, un malaise s’empara du groupe. L’atmosphère semblait différente. Moins de bruit, moins d’agitation que d’ordinaire.

    Les marins qui les attendaient échangèrent des regards étranges, murmurant entre eux.

    — Tout est en place… Maintenant, il faut juste attendre, capta Esteban.

    Un frisson lui parcourut l’échine. La mutinerie était imminente.

  • Chapitre 11

    Esteban s’approcha de Rodrigo, qui affûtait la lame de son couteau sur une pierre, son visage marqué par la fatigue mais concentré sur son geste. Le jeune garçon hésita un instant, puis se lança :

    — Qu’est-ce qui va se passer maintenant ? On dirait que tout le monde est sur les nerfs.

    Rodrigo leva à peine les yeux, testant le fil de sa lame du bout du doigt.

    — Les capitaines et Magellan se réunissent sur le navire amiral, répondit-il enfin. Ils doivent décider de la suite.

    Il marqua une pause, scrutant l’horizon d’un air pensif. Soudain, son regard s’attarda sur un point au loin. Il plissa les yeux, puis tapota l’épaule d’Esteban.

    — Regarde là-bas, la chaloupe du capitaine est en vue. On va bientôt être fixés. Les capitaines vont prendre leur décision, mais je parie que Magellan va vouloir temporiser. Les navires ont besoin de réparations, et avec l’hiver qui approche, il voudra éviter de perdre des hommes inutilement.

    Esteban hocha la tête, observant le feu qui crépitait devant eux. Une rafale de vent glacial les fit frissonner.

    — Et l’équipage ? Ils n’ont pas l’air d’aimer cette idée.

    Rodrigo laissa échapper un bref rire sans joie, essuyant sa lame sur un pan de sa manche.

    — Personne n’aime attendre, gamin. Surtout pas quand la faim commence à nous grignoter plus vite que le froid.

    Des pas lourds résonnèrent sur la passerelle alors que le capitaine du navire remontait à bord. Son visage était fermé, ses traits tirés par une tension palpable. Les marins cessèrent leurs activités en le voyant approcher, échangeant des regards inquiets. Il venait de quitter le navire amiral, où une réunion d’urgence s’était tenue. D’un geste sec, il fit signe aux hommes de se regrouper sur le pont. Les discussions s’éteignirent, et un silence chargé d’appréhension s’installa. Quelques marins croisèrent les bras, d’autres s’appuyèrent sur le bastingage, attendant l’annonce qui s’annonçait mauvaise. Tous comprirent immédiatement que de mauvaises nouvelles allaient être annoncées.

    — Ordre de Magellan, déclara-t-il enfin d’une voix rauque. Nous allons hiverner ici. Dès demain, les rations seront réduites.

    Un grognement s’éleva de la foule. Des têtes se secouèrent, et un murmure de mécontentement se propagea parmi l’équipage. Certains échangèrent des regards sombres, d’autres baissèrent les yeux, résignés.

    Un frémissement parcourut l’assemblée, puis les protestations éclatèrent, d’abord en murmures, puis plus distinctement. Un marin aux traits burinés par le vent plissa les yeux et grogna :

    — Et les cales alors ? On se prive alors qu’elles débordent de vivres ? pesta un marin aux tempes grisonnantes, les poings crispés.

    — Pourquoi rationner quand on a ce qu’il faut ?! grommela un second, croisant les bras, défiant du regard le capitaine.

    Le capitaine serra la mâchoire, observant un instant les hommes devant lui. Il comprenait leur colère, mais l’autorité de Magellan n’était pas sujette à débat. Pourtant, il savait qu’un simple ordre ne suffirait pas à calmer l’agitation croissante. Ses doigts se crispèrent un instant sur le pommeau de son épée, avant qu’il ne reprenne d’une voix plus mesurée. Il inspira profondément avant de poursuivre :

    — Ce ne sont pas mes ordres, ce sont ceux de Magellan. Il veut s’assurer que nous tiendrons quoi qu’il arrive. Si l’hiver s’étire, on ne peut pas se permettre d’être pris au dépourvu. C’est ça ou risquer de ne pas voir le printemps.

    Le murmure ne s’éteignit pas complètement, quelques marins échangeant encore des regards pesants. Un homme, les bras croisés, souffla à voix basse : “Et si on n’a plus confiance en ceux qui nous commandent ?” Le capitaine fit semblant de ne pas entendre, mais son regard se durcit. Luis “Mouette” se pencha vers Esteban et chuchota :

    — On dirait que l’ordre du capitaine ne convainc pas grand monde…

    Le capitaine du navire, visiblement conscient de la grogne grandissante, annonça :

    — Deux équipes seront formées. L’une ira sur la côte pour récupérer les “gros oiseaux sans ailes” – ces créatures semblent faciles à capturer. L’autre ira à l’intérieur des terres pour tenter de ramener du gibier plus conséquent.

    — Magellan autorise une expédition de chasse, déclara le capitaine, cherchant à capter l’attention des marins. On a besoin de viande fraîche pour tenir l’hiver. Ceux qui veulent se porter volontaires, préparez-vous dès demain matin.

    Un silence accueillit ses paroles, avant qu’un marin ne souffle avec amertume :

    — Ah, donc on peut aller chercher du gibier, mais on ne peut pas toucher aux vivres qui dorment dans les cales ?

    — On crève de faim alors qu’on est assis sur des réserves pleines, renchérit un autre, le regard sombre.

    Le capitaine pinça les lèvres, mais ne répliqua pas immédiatement. Après un instant, il lança, d’un ton plus bas mais sans appel :

    — Vous voulez passer l’hiver en vie ou pas ? Parce que si on mange tout maintenant, on ne tiendra pas trois mois. Magellan ne plaisante pas avec ça. Maintenant, ceux qui veulent partir, tenez-vous prêts.

    Un compromis fragile, une tension latente. L’expédition de chasse fut décidée, mais l’amertume ne disparaissait pas totalement du regard des hommes.

    Le matin venu, l’équipage se rassembla sur le pont, leurs visages marqués par la faim et l’inquiétude. Le capitaine désigna Rodrigo pour mener l’expédition, son regard passant lentement sur les marins présents.

    — Toi, Rodrigo, tu connais le terrain mieux que quiconque. Tu prendras six hommes avec toi et tu mèneras l’équipe qui ira chasser à l’intérieur des terres. Trouvez-nous de quoi tenir. L’autre groupe s’occupera des oiseaux sur la côte.

    Rodrigo hocha la tête sans un mot, l’habitude de recevoir des ordres bien ancrée en lui. Il balaya le groupe du regard avant de désigner Esteban d’un signe du menton.

    — Toi, le gamin, t’es assez vif. Ça te fera du bien de voir autre chose que le pont d’un navire.

    Esteban sentit son cœur s’emballer. C’était l’occasion qu’il attendait. Sans réfléchir, il acquiesça vivement.

    — Luis, toi aussi, ordonna Rodrigo.

    Mouette haussa les épaules avec un sourire nerveux.

    — Tant qu’on évite de croiser quelque chose qu’on ne connaît pas, ça me va.

    Les autres marins sélectionnés rassemblèrent leurs affaires sans un mot. La tension était palpable, l’ombre du rationnement planant toujours sur eux.

    — En route, lança Rodrigo. On doit revenir avant la tombée de la nuit.

    Le groupe descendit à terre et s’éloigna progressivement des navires. La mer disparut bientôt derrière eux, remplacée par une immensité sauvage balayée par le vent.

    Après plusieurs heures de marche, Esteban repéra les premières traces dans la neige, des empreintes qu’il ne reconnaissait pas. Rodrigo s’agenouilla pour les examiner, ses doigts effleurant la surface froide.

    — Ça ressemble à du gibier, murmura-t-il, mais c’est étrange… Je ne reconnais pas ces empreintes. Elles sont en groupe, comme celles des cerfs en Espagne, mais plus allongées, plus fines… On dirait qu’ils ont des pattes plus élancées.

    Les hommes échangèrent un regard. Enfin, une chance d’améliorer leur sort. L’excitation monta parmi les hommes, convaincus qu’ils venaient de trouver une source de nourriture fraîche.

    Après plusieurs kilomètres de traque, ils atteignirent un plateau dominant une vallée encaissée. L’air vif portait avec lui des effluves sauvages et le bruissement discret de la brise contre les hautes herbes. En contrebas, un troupeau de guanacos broutait paisiblement, leurs silhouettes élancées se détachant sur le relief rocailleux. Les animaux, méfiants, levaient parfois la tête, humant l’air, avant de reprendre leur repas, ignorant encore la présence des chasseurs embusqués sur la crête.

    Rodrigo scruta le paysage, son regard aguerri analysant les déplacements du troupeau. Il plissa les yeux, fronça les sourcils.

    — On ne les attaque pas ce soir, déclara-t-il finalement, sa voix calme mais ferme. La lumière tombe vite, et si on les manque, on ne les reverra jamais.

    Un soupir collectif s’éleva, partagé entre soulagement et frustration. La fatigue commençait à se faire sentir, et les muscles endoloris par la marche aspiraient au repos. Luis “Mouette” haussa les épaules avec une moue résignée.

    — Alors autant profiter d’un feu et d’un peu de chaleur, dit-il en ramassant une poignée de brindilles sèches.

    Sans un mot de plus, ils entreprirent de monter un campement rudimentaire à l’abri d’une paroi rocheuse. La nuit s’annonçait glaciale, et le feu qu’ils allumèrent projetait des ombres vacillantes sur leurs visages marqués par l’effort et la faim.

    Ils installèrent leur campement à l’abri d’une paroi rocheuse, allumant un feu pour repousser le froid mordant. La viande promise par la chasse à venir soulevait l’enthousiasme, mais une autre forme d’agitation couvait sous la surface. La nuit étoilée offrait une illusion de liberté, loin des regards autoritaires du capitaine et de ses lieutenants.

    Autour du feu, les discussions prirent rapidement un ton plus audacieux.

    — Je commence à croire que Magellan ne nous dit pas tout, grogna un marin, les bras croisés contre le froid.

    Un marin tourna lentement un morceau de biscuit entre ses doigts. Il s’effrita comme de la poussière avant même qu’il ne l’approche de sa bouche. Il jeta un regard amer aux flammes. “C’est pas ça qui va nous tenir tout l’hiver.”

    Un autre, assis un peu plus loin, croisa les bras en tapotant du pied. “Et dire que nos cales débordent. Drôle de façon de nous garder en vie, non ?”

    Un marin s’humecta les lèvres, hésita, puis souffla en regardant les autres. “T’as vu comment il parle aux nôtres ? Moi, je l’aurais mal pris.”

    Son voisin hocha lentement la tête. “J’ai vu Cartagena quitter le navire amiral l’autre soir… Il avait une tête à pas avoir envie de revenir.”

    Esteban écoutait attentivement, fasciné par la tournure que prenait la conversation. Il était encore jeune et ignorait bien des enjeux politiques qui agitaient l’équipage. Mais une phrase en particulier le marqua profondément :

    Un marin attisa le feu avec un bâton, le regard fixé sur les flammes. “Ici… personne pour écouter.” Il laissa planer un silence, ses yeux suivant les étincelles qui montaient vers le ciel. “Personne pour répéter, non plus.”

    Un silence pesant s’abattit sur le groupe, brisé seulement par le crépitement du feu. Esteban ne comprenait pas encore toute la portée de ces paroles, mais il sentait confusément qu’il venait d’être témoin de quelque chose d’important, de dangereux même.

    Rodrigo, jusque-là silencieux, redressa la tête et promena son regard sur les hommes rassemblés autour du feu. Il inspira lentement, mesurant ses mots avant de parler.

    — C’est bien beau de refaire le monde au coin d’un feu, mais demain, on va avoir besoin de toutes nos forces. Si on veut ramener de quoi tenir l’hiver, il faudra être rapides et précis. Pas question de traîner. Je veux tout le monde debout à l’aube, reposé et prêt.

    Sa voix, grave et tranchante, coupa net les murmures restants. Certains marins acquiescèrent silencieusement, d’autres resserrèrent leurs manteaux autour d’eux en se préparant à dormir.

    Il jeta un dernier regard au feu qui crépitait, puis se leva, s’étirant lentement. L’ombre vacillante de Rodrigo s’étira sur la paroi rocheuse, accentuant la dureté de son expression. Autour du feu, quelques marins échangèrent des regards furtifs avant de détourner les yeux. Certains baissèrent la tête, feignant de s’intéresser aux flammes, tandis que d’autres resserrèrent leurs manteaux, comme si le froid s’était soudainement fait plus mordant.

    Un silence pesant s’installa. Le vent sifflait entre les roches, soulevant des volutes de sable qui s’insinuaient dans les vêtements. Loin dans l’obscurité, un craquement résonna, trop fort pour être ignoré, mais personne ne bougea. Esteban frissonna, incapable de dire si c’était le froid ou l’impression fugace d’un danger tapi dans l’ombre qui le saisissait. Il regarda les visages des autres, figés dans l’attente d’un son supplémentaire, d’un signe que la nuit ne leur réservait pas de mauvaises surprises. Rodrigo s’éloigna légèrement du cercle du feu, scrutant les ténèbres avant de revenir vers eux, son expression plus grave que d’ordinaire. L’un des marins, les yeux fixés sur les flammes qui vacillaient, murmura enfin :

    — On croit tenir la barre… Mais c’est le courant qui décide…

    Personne ne répondit. Un à un, les hommes s’allongèrent, laissant le feu mourir lentement.

  • Chapitre 10

    Depuis plusieurs semaines, les cinq navires poursuivaient leur route vers le sud. L’escale au Brésil, où les marins avaient goûté à la chaleur et à l’abondance, semblait désormais un lointain souvenir. Le froid s’intensifiait, s’insinuant sous les manteaux usés, tandis que la mer se faisait plus capricieuse, soulevant de hautes vagues qui secouaient la flotte. L’enthousiasme du départ cédait la place à une résignation silencieuse.

    Les marins murmuraient entre eux. Selon certaines rumeurs, Magellan possédait des informations fiables affirmant que le passage vers l’ouest se trouvait au 40e parallèle. Mais les jours passaient et l’horizon restait noyé dans une brume épaisse qui rendait toute observation difficile. Seuls les relevés quotidiens du pilote permettaient de mesurer leur lente progression.

    Perché sur le mât principal du Santiago, Rodrigo dirigeait les gabiers, s’assurant que les voiles tenaient bon sous l’humidité ambiante. Près de lui, Esteban s’accrochait aux cordages, son regard fixé sur la mer voilée par le brouillard.

    « Allons-nous enfin atteindre le fameux passage ? » demanda-t-il, haussant la voix pour couvrir le vent.

    Rodrigo resta pensif, avant de hausser les épaules. « Les rumeurs disent qu’il est ici. On verra bien.»

    Comme pour répondre à ses paroles, une rafale soudaine déchira la brume, révélant un vaste estuaire bordé de terres basses. Les vagues s’y calmaient, et le reflet argenté du ciel donnait à l’eau un aspect fantomatique.

    Rodrigo plissa les yeux, un éclair d’excitation passant fugacement dans son regard. « Tu vois ce passage ? C’est lui qui va ouvrir une nouvelle voie pour la couronne d’Espagne. C’est un moment historique.»

    Esteban sentit un frisson parcourir son dos. Il voulait y croire, mais une ombre de doute planait. Rodrigo, lui, était déjà en train de descendre du mât. « Redescendons et annonçons la bonne nouvelle au capitaine ! »

    Sur le pont, l’excitation fut de courte durée. Un marin s’était agenouillé près du bastingage, sa main trempant dans l’eau. « Elle est douce ! » s’exclama-t-il. Un silence tendu s’installa avant qu’une rumeur de déception ne se propage parmi l’équipage.

    La nouvelle parvint à Magellan, mais il refusa de se laisser abattre. Il ordonna l’exploration approfondie de l’estuaire. Le Santiago fut envoyé en éclaireur tandis que d’autres navires longeraient la côte vers le sud.

    A bord du Santiago, Esteban observait les marins en silence. L’exaltation du matin était retombée. Rodrigo se rapprocha et posa une main sur son épaule.

    « Pourquoi continuons-nous à explorer cette embouchure ? L’eau est douce, ce n’est pas la mer.»

    Rodrigo soupira. « On suit les ordres, c’est tout. Mais c’est vrai que les commandants semblent chercher à tâtons…»

    Soudain, le Santiago fut secoué par un courant inattendu. Un marin hurla, les rames gémirent sous la pression. Serrão ordonna aussitôt de rebrousser chemin. L’exploration était un échec.

    De retour dans la flotte principale, la tension monta. Lors d’une réunion sur le Trinidad, Serrão et les autres capitaines firent leur rapport. Cartagena prit la parole d’un ton tranchant.

    « L’échec du 40e parallèle prouve que ce passage n’existe pas.»

    Magellan ne cilla pas. « Nous continuerons. » Son ton était sans appel.

    Cette nuit-là, un complot se fomenta. Sur un autre navire, dans une cale éclairée à la lanterne, Cartagena et Quesada réunirent plusieurs officiers espagnols.

    « Personne n’est jamais descendu plus bas que le 40e parallèle, murmura Quesada. Et si la terre n’avait pas de fin ?»

    Esteban, caché derrière des barils, capta des bribes de la conversation. Son estomac se noua.

    Les jours suivants, la flotte poursuivit sa route vers le sud. L’hiver approchait. Les vents, de plus en plus forts, ralentissaient la progression. Sur le pont du Santiago, les hommes travaillaient avec moins d’entrain, et certains retardaient volontairement leurs manœuvres.

    Enfin, ils atteignirent le 45e parallèle sud. L’atmosphère était électrique. Diego, d’un ton railleur, souffla à Esteban : « Tu crois qu’il sait vraiment où il va ? »

    Le soir même, Magellan convoqua les capitaines. Son verdict fut clair : « Nous hivernerons ici.»

    Un silence glacial s’installa. Certains officiers espagnols quittèrent la réunion sans un mot. Sur le pont, des chuchotements se multiplièrent. La mutinerie n’avait pas encore éclaté, mais elle était proche.

    Mouette s’approcha d’Esteban et murmura, sombre : « On est morts avant même d’avoir vu le bout du monde.»

  • Chapitre 9

    La vie sur le navire était rythmée par le claquement des vagues contre la coque et le grincement incessant du bois sous la pression du vent. Le sel s’infiltrait partout, s’accrochant aux vêtements et piquant la peau, tandis que l’odeur âcre du goudron et des cordages humides emplissait l’air. Esteban accomplissait toutes les petites corvées. Un jour, alors qu’il balayait le pont, il remarqua le pilote du navire, occupé à manipuler ses instruments et ses cartes. Soudain, l’un des objets lui échappa et tomba lourdement sur le sol. Frustré, le pilote jura entre ses dents, avant de poser son regard sur Esteban.

    “Toi, le mousse ! Ne reste pas planté là, viens m’aider !” aboya-t-il. “Ramasse ça et porte mon matériel, j’ai une réunion avec le capitaine et je ne peux pas être en retard.”

    Esteban obéit sans discuter, ramassant les instruments dont il ignorait totalement le fonctionnement. Il suivit le pilote à travers les couloirs du navire, jusqu’à la cabine du capitaine.

    La pièce était spacieuse pour un navire, éclairée par quelques lanternes qui projetaient des ombres dansantes sur les murs de bois. Une grande table occupait le centre, recouverte de cartes annotées et d’instruments de navigation : un quadrant, un compas, et un bâton de Jacob posés méthodiquement à côté d’un sablier.

    Le pilote lui fit signe de poser le matériel sur la table. Tout en marmonnant, il vérifia ses documents et ordonna à Esteban de rester et de servir les rafraîchissements durant la réunion.

    Le capitaine entra peu après, le visage grave. Il s’approcha immédiatement de la carte étalée devant eux.

    “Alors, où en sommes-nous ?” demanda-t-il d’une voix ferme.

    Le pilote traça du doigt un chemin sur la carte, son visage marqué par l’hésitation. “Capitaine, Nous avons suivi la côte jusqu’ici… si l’on en croit les dires des marins portugais qui pensent avoir découvert une nouvelle voie d’accès vers l’ouest aux alentours du 40e parallèle, nous devrions y arriver d’ici quelques dizaines de jours…  mais n’oublions pas que ces marins ne se sont pas engagés dans cette voie d’acces…”

    Le capitaine hoche lentement la tête, observant la carte. “Nous pourrions avancer en longeant la côte encore quelques semaines, le capitaine Magellan est persuader que le passage existe et que celui-ci est bien la voie d’acces decrite par les dires de ces marins.”

    Le capitaine posa un regard déterminé sur lui. “Nous ne sommes pas venus jusqu’ici pour faire demi-tour. Nous allons continuer.”

    Esteban, silencieux, observa les instruments posés sur la table. Le pilote prit alors un quadrant et le leva légèrement.

    “Ces instruments t’intéressent ?” demanda-t-il d’un ton plus doux qu’à l’accoutumée.

    Esteban baissa les yeux, redoutant d’avoir laissé transparaître trop de curiosité. Il savait que sa place ne lui permettait pas d’interroger librement les officiers.

    “N’aie pas peur,” reprit le pilote avec un léger sourire. “La curiosité n’est pas un défaut, bien au contraire. Pose tes questions.”

    Le mousse hésita, puis osa enfin demander : “Comment savez-vous où nous sommes ? L’océan est toujours le même… il n’y a aucun repère.”

    Le pilote hocha la tête, puis leva son quadrant devant lui. “C’est ainsi que nous savons où nous sommes. En mesurant la hauteur du soleil à midi, nous déterminons notre latitude. Le compas nous permet de garder notre cap. Quant au bâton de Jacob, il nous aide à affiner nos mesures en observant les astres.”

    Il marqua une pause, avant d’ajouter d’un ton plus grave : “Mais la longitude, c’est une autre histoire. Nous devons l’estimer, en comptant les jours et en mesurant notre vitesse avec le loch et le sablier. Sans point de repère précis, c’est comme naviguer à l’aveugle sur une mer sans fin.”

    Il posa doucement le quadrant sur la table et ajouta d’un ton mesuré : “Mais rassure-toi, pour l’instant, nous longeons la côte et nos cartes sont encore fiables. Ce sera une tout autre affaire une fois que nous entrerons dans ces eaux inconnues vers l’ouest, celles dont parlent les marins. Là, nous serons véritablement seuls face à l’inconnu.”

    Esteban ressortit de la cabine et retrouva Rodrigo sur le pont, le regard encore perdu dans les discussions qu’il venait d’entendre. Le marin, occupé à nouer un cordage, leva un sourcil en le voyant approcher.

    “T’as l’air songeur, gamin. T’as vu un fantôme là-dedans ?” lança-t-il avec un sourire en coin.

    Esteban hésita, puis lâcha : “Ils parlent d’un passage au sud… Ils ne savent pas s’il existe vraiment. mais si ce passage n’existe pas?….”

    Rodrigo soupira, resserrant son nœud d’un geste précis. “Les capitaines rêvent de gloire et de découvertes. Nous, on pense surtout à survivre jusqu’à demain.” Il tapota l’épaule du mousse. “Reste concentré sur ton boulot, c’est ça qui te gardera en vie.”

    Esteban ne répondit pas immédiatement, son esprit oscillant entre l’enthousiasme d’un avenir inconnu et la réalité brutale du quotidien en mer. Il lui rapporta ce qu’il avait entendu, mais le marin haussa simplement les épaules.

    “C’est l’affaire des pilotes et des capitaines, pas la nôtre, gamin. Nous, on obéit et on navigue.”

  • Chapitre 8

    Lieux

    Navire

    Plage de la baie

    Cercle de la fête (autour du feu)

    Personnages

    Esteban

    Lomo

    Carvalho

    Rodrigo

    Salvatore

    Les autochtones (groupe)

    femme indigène

    enfant indigène

    Séquences clefs

    Arrivée dans la baie

    • Vue poétique et sensorielle de la côte
    • Agitation à bord, marins fébriles
    • Premiers dialogues légers et moqueurs

    Débarquement

    • Esteban touche terre avec émotion
    • Découverte de la jungle et de ses sons/odeurs

    Premier contact

    • Approche prudente des autochtones
    • Dialogue par gestes et regards
    • Installation du troc sur la plage

    Troc

    • Scène structurée : mise en place / observation / interactions
    • Esteban découvre les logiques de valeur différentes
    • L’épisode comique de la carte du roi contre six poules

    Début de la fête

    • Crépuscule, feu allumé
    • Tambours, chants et danses ritualisées
    • Partage du vin, euphorie partagée

    Révélation de Carvalho

    • Introduction dramatique : un enfant métis est présenté
    • Dialogue figé, silence tendu, émotion
    • Reconnaissance implicite du passé de Carvalho

    Fusion des cultures

    • Fête se prolongeant avec complicité
    • Traduction facilitée par Carvalho
    • Esteban participe pleinement : danse, musique, nourriture
    • Sensation de liberté, de communion, de répit

    Esteban se tenait à la proue, son regard rivé sur la courbe majestueuse de la baie de Santa Lucía, qui s’ouvrait peu à peu devant leurs yeux. À l’aube naissante, les premiers rayons du soleil teintaient la mer d’un or délicat, et la fine brume matinale dévoilait, par touches successives, un rivage d’une beauté saisissante. Des bancs de sable pâle, presque argentés sous cette lumière douce, se dessinaient le long d’une végétation luxuriante où se mêlaient palmiers, fougères géantes et arbres à la ramure foisonnante. Plus loin, de hautes formations rocheuses émergeaient, drapées de vert, comme autant de sentinelles protégeant l’immense baie.

    Après des semaines en mer, Esteban peinait à croire à cette vision : l’air chaud et humide, les murmures de la jungle encore inconnue, tout lui paraissait à la fois réel et irréel. La terre, d’ordinaire associée à la promesse d’un simple répit, prenait ici des allures de paradis neuf. Sous la caresse de la brise, le parfum discret de fleurs tropicales parvenait déjà jusqu’au navire, enivrant le jeune mousse. Il retint son souffle un instant, fasciné par cette nature magnifique et exubérante.

    Derrière lui, l’équipage s’agitait dans une effervescence palpable. Chacun s’affairait avec une énergie renouvelée, les voix s’élevaient en plaisanteries bruyantes, et les gestes se faisaient plus vifs. Un marin lançait une corde à un autre, qui l’attrapait avec dextérité avant de la nouer prestement. Un autre bondit sur un tonneau pour mieux observer la côte, ses yeux plissés par l’excitation.

    L’envie de toucher terre, de sentir la solidité du sol sous leurs pieds, se lisait sur tous les visages. Quelques marins, impatients, se penchaient déjà par-dessus le bastingage, tentant d’apercevoir une pirogue ou une silhouette indigène sur la rive, échangeant des paris à voix haute sur qui les accueillerait en premier.

    « Je suis déjà venu ici, » lança un vieux marin à la barbe tressée, Carvalho, un sourire en coin. « Vous verrez, le peuple d’ici est des plus accueillants. »

    Un silence amusé s’installa un instant, avant que Lomo, le cuisinier, ne laisse échapper un rire grave. Les autres marins échangèrent des regards entendus, certains hochant la tête avec un sourire en coin. Esteban, intrigué, sentit une pointe de curiosité l’envahir. Quel genre d’accueil l’équipage attendait-il réellement ?

    La tension mêlée d’excitation gagnait le navire tout entier, et déjà, certains préparaient leurs ballots en prévision du troc à venir. L’odeur du sel, du bois humide et du poisson séché emplissait l’air tandis que la côte approchait inexorablement.

    Lomo attrapa Esteban par l’épaule d’un geste brusque, le tirant de sa contemplation. « Garçon, il est grand temps que tu touches terre. T’as la mine d’un poisson trop longtemps hors de l’eau ! » Il éclata de rire avant de tapoter son ventre avec un air satisfait. « Et puis, rien de mieux que des vivres frais. Quelques fruits bien juteux et du poisson grillé, ça remet les idées en place. »

    Esteban plissa les yeux, un sourire en coin. « Tu veux dire que tu as surtout besoin de bras pour porter tes caisses, c’est ça ? »

    Lomo éclata d’un rire grave, secouant la tête. « Évidemment, gamin ! Un mousse motivé, c’est une bénédiction en mer. Allez, secoue-toi, j’ai pas toute la journée ! » Il lui donna une tape dans le dos avant de s’éloigner, laissant Esteban esquisser un sourire mi-amusé, mi-résigné.

    Lorsque la chaloupe toucha la plage, Esteban sauta à terre, impatient de découvrir ces contrées exotiques. Le sable était chaud sous ses pieds, et les hautes frondaisons bruissaient sous la brise.

    ***

    Les autochtones s’approchaient prudemment, curieux et méfiants, vêtus de pagnes colorés et ornés de bijoux faits de coquillages et de plumes. Les premiers échanges furent hésitants, les regards scrutateurs, mais rapidement, des sourires remplacèrent la méfiance. À travers quelques gestes et expressions, le dialogue s’installa, fait de rires, de mimiques et d’étonnements réciproques.

    Vint ensuite la scène du troc. Esteban observa avec fascination la procédure, ne s’attendant pas à une telle organisation. Les marins déroulèrent de grandes toiles sur le sable, y disposant divers objets de métal, des miroirs et des perles colorées, brillants sous le soleil. Les indigènes s’approchèrent prudemment, leurs regards oscillant entre curiosité et méfiance. Certains effleuraient les miroirs du bout des doigts, stupéfaits de voir leur propre reflet.

    Lomo, qui se tenait près d’Esteban, croisa son regard perplexe et sourit. « C’est comme ça que ça fonctionne, gamin. On ne parle pas la même langue, alors on met ce qu’on veut échanger en évidence et on attend de voir ce qu’ils proposent en retour. Pas de paroles, juste des gestes et des regards. »

    Devant les objets des marins, les indigènes commencèrent à déposer leurs propres trésors : des fruits exotiques aux formes étranges, des plumes aux couleurs éclatantes, de petites sculptures finement taillées et même quelques animaux vivants, comme de jeunes singes et des perroquets criards. L’échange se faisait lentement, dans une atmosphère à la fois sérieuse et bon enfant. Chaque camp jaugeait l’autre, évaluant silencieusement si l’échange valait la peine.

    Un marin aux joues creusées, nommé Salvatore, fouillait nerveusement dans sa besace. Les miroirs et haches s’étaient déjà échangés contre des fruits et des perles. « Ah, voilà ! » fit-il en tirant un paquet de cartes à jouer un peu usées.

    Il jeta un coup d’œil circulaire, hésitant, avant de tendre l’une des cartes — celle qui portait la figure d’un roi en majesté — à un indigène intrigué. L’homme toucha délicatement l’illustration de son doigt, essayant de comprendre le personnage étrange aux couleurs vives. Autour de lui, d’autres se rapprochèrent, échangèrent quelques mots et poussèrent des exclamations devant l’image.

    À la surprise générale, l’un d’eux se saisit de quatre poules, solidement entravées aux pattes, et les déposa face à Salvatore. Un autre ajouta encore deux volatiles, tous caquetant furieusement.

    — Six poules ? Juste pour une carte ?! s’exclama Esteban, les yeux ronds.

    Salvatore haussa les épaules avec un sourire en coin.

    — Que veux-tu, gamin ? Tout est une question de perspective.

    Les indigènes, eux, regardaient la carte comme un trésor inestimable. Ils se tapaient sur l’épaule, manifestement fiers d’avoir décroché ce précieux trophée.

    Rodrigo, amusé, murmura :

    — Deux mondes différents, deux regards sur la même chose…

    Lomo, qui arrivait les bras déjà chargés de fruits exotiques, cligna de l’œil.

    — Hé, le plus important, c’est qu’on reparte le ventre plein et qu’ils conservent un objet qui les émerveille. Tout le monde est gagnant, non ?

    Esteban hocha lentement la tête, comprenant que la valeur des choses dépendait du regard de chacun. Peu à peu, le troc s’intensifiait sous les rires et exclamations, chaque camp cherchant à obtenir le meilleur échange possible.

    ***

    Peu à peu, le soleil déclinait à l’horizon, déposant sur la mer des reflets orangés. Sur la plage, le troc prenait fin dans une ambiance de plus en plus détendue. Les grands paniers de fruits exotiques et les colliers de plumes trouvaient preneurs, tandis que les miroirs et babioles de métal disparaissaient dans les mains émerveillées des autochtones. Esteban, tenant sous le bras une petite sculpture de bois finement taillée, remarqua la clarté du ciel se teinter de rose et de pourpre.

    Déjà, on rassemblait du bois sec pour allumer un feu, et les premières flammes dansaient sur les visages rieurs. Un marin fit passer un broc de vin, un autre sortit un tambourin de sa besace, et quelques autochtones entamèrent une mélodie chantée d’une voix grave et rythmée. Rodrigo, un sourire aux lèvres, donna une tape dans le dos d’Esteban :

    « La journée a été riche en échanges, mais la nuit promet d’être encore plus belle. Va donc aider Lomo à préparer ce que nous allons partager avec nos hôtes. On dirait bien que la fête ne fait que commencer ! »

    Intrigué et déjà conquis par l’atmosphère naissante, Esteban esquissa un large sourire. Le moment était venu de passer de la simple curiosité à la véritable rencontre, autour des chants et des rires.

    Tandis que les derniers trocs se concluaient sur la plage et que quelques marins commençaient déjà à discuter autour d’un petit feu, Salvatore arriva en secouant une gourde de cuir. Il l’ouvrit, fit mine d’en humer le contenu, puis murmura avec un sourire en coin :

    « Le commerce, c’est bien joli, mais ça donne soif ! »

    Plusieurs marins éclatèrent de rire et s’approchèrent aussitôt pour se faire servir une rasade de vin, attirant dans leur sillage quelques autochtones intrigués.

    Un ancien s’avança lentement, levant un bras vers le ciel. Aussitôt, un jeune homme autochtone s’élança, battant le sol d’un pied vif, initiant une danse rituelle. Les tambours résonnèrent, et, presque instinctivement, marins et indigènes s’assemblèrent autour du feu, prêts à fêter cette rencontre

    Alors que la nuit tombait, une fête improvisée débuta. Rodrigo, qui observait les interactions avec un œil attentif, se tourna vers Esteban. « Nous aurons besoin d’un interprète si nous voulons mieux comprendre ces gens. » Il balaya la foule du regard, puis appela un marin d’un geste de la main.

    « Carvalho! Viens ici ! »

    Un homme d’âge mûr s’approcha, sa peau tannée par le soleil et ses traits marqués par des années en mer. Il avait un regard vif et un sourire en coin. « Qu’est-ce que tu veux, Rodrigo ? » demanda-t-il en croisant les bras.

    Rodrigo se tourna vers Esteban. « Carvalho a vécu plusieurs années parmi les peuples de cette côte. Il parle leur langue. C’est peut-être l’un des seuls ici à pouvoir vraiment échanger avec eux. »

    Alors que la fête battait son plein sur la plage, Esteban se tenait près du feu, les mains crispées autour d’une coupe de vin. Le vacarme des tambours, les rires des marins et des autochtones mêlés, tout lui donnait le tournis.

    ***

    C’est alors qu’un murmure se répandit parmi les villageois, tandis qu’un vieil homme, accompagné d’une femme indigène, s’avançait lentement. Derrière elle, un petit garçon métis, d’environ sept ans, fixait l’équipage d’un regard curieux.

    —Carvalho, dit le vieil indigene d’une voix grave, en s’adressant au marin qui s’apprêtait à porter un gobelet à ses lèvres.

    Autour du feu, le silence retomba brutalement. Carvalho laissa échapper un sursaut, écarquillant les yeux.

    — Je… Quoi ? souffla-t-il, en prenant conscience que tout le monde le fixait.

    La femme indigène poussa doucement l’enfant devant elle. Le garçon leva un regard timide vers le marin, tandis que le vieil homme répétait, cette fois en langue locale, quelques paroles que Carvalho semblait comprendre.

    « Un murmure se propagea dans l’assemblée. Carvalho, d’abord perplexe, sentit son cœur se serrer :

    — Il dit… qu’il est mon fils.

    Le marin resta figé. Autour de lui, le silence s’épaissit, comme si même la mer s’était arrêtée de respirer. Il scruta le visage de l’enfant, cherchant dans ses traits une vérité qu’il n’osait affronter.

    Un frisson parcourut l’assemblée. Esteban, de son côté, n’osait même plus respirer. Il vit le visage de Carvalho se décomposer, puis s’éclairer d’une émotion inexprimable.

    — J’ai… j’ai vécu ici jadis, murmura-t-il, la voix brisée. Mais je n’avais aucune idée…

    L’enfant, d’abord craintif, fit un pas en avant, comme pour toucher la manche de l’homme qui se tenait devant lui. Et dans ce geste hésitant, toute l’assemblée devina les conséquences de ce passé que Carvalho croyait enterré. Il s’approcha des autochtones, échangea quelques paroles fluides avec eux, et rapidement, l’ambiance se détendit encore plus.

    Grâce à lui, les échanges devinrent plus riches et significatifs, et Esteban, fasciné, écouta avec avidité. Les marins partagèrent du vin et des biscuits secs, tandis que les autochtones offrirent leur propre nourriture, une sorte de pain fait de manioc et des viandes rôties au feu de bois. Des chants et des danses s’élevèrent sous la voûte étoilée, Esteban se laissant emporter par l’ambiance chaleureuse. Il tapa des mains en rythme avec les tambours, observa émerveillé les danses rituelles et goûta aux fruits juteux qui lui étaient offerts. Loin du dur quotidien à bord, il se sentit, pour un instant, libre et insouciant.

  • Chapitre 7

    Lieux

    Pont principal

    Pont inférieur obscur (lieu du défi des nœuds)

    Gréement (haubans, mâts, voiles – lieu de formation intense et dangereuse des gabiers)

    Entrepont exigu (hamacs, lieu de repos spartiate)

    Personnages

    Rodrigo

    Esteban

    Vicente

    Luis “Mouette”

    Marin anonyme (moqueur)​

    Le Cuisinier « Lomo » (Bartolomé Salcedo)

    Séquences clefs

    1. Départ des Canaries

    • Équipage partagé entre excitation et crainte
    • Silence pesant, immensité de l’océan ressentie

    2. Défi des nœuds marins

    • Rodrigo enseigne les nœuds à Esteban
    • Défi ludique mais sérieux lancé par Vicente (bandeau, obscurité)
    • Esteban perturbé par bousculades réalistes, réussit le test

    3. Formation au métier de gabier

    • Apprentissage physique exigeant sous autorité de Rodrigo
    • Vertige vaincu progressivement par Esteban
    • Importance cruciale de la coordination et de la confiance

    4. Confrontation à la tempête

    • Esteban relève l’épreuve avec succès, renforçant sa place dans l’équipage
    • Préparation intense de l’équipage à la tempête
    • Esteban impliqué dans manœuvres dangereuses sur les haubans
    • Apparition spectaculaire du feu de Saint-Elme

    Cela faisait plusieurs jours que le navire avait quitté les îles Canaries. L’ambiance à bord avait changé. Les marins, bien conscients qu’ils ne reverraient pas de port accueillant avant de longs mois, oscillaient entre l’excitation de l’aventure et l’appréhension face aux épreuves qui les attendaient.

    L’immensité de l’océan se dévoilait peu à peu, et avec elle, le poids du voyage à venir. Les conversations se faisaient plus rares, laissant place au bruit du vent dans les voiles et au craquement du bois sous la houle.

    Le navire fendait les flots tumultueux de l’Atlantique, bercé par les vents capricieux et les courants puissants. L’équipage, accoutumé aux longues traversées, s’affairait sur le pont, s’assurant que chaque voile était tendue à la perfection et que les cordages résistaient aux assauts des bourrasques salines.

    La vie spartiate de la caravelle avait repris son rythme de métronome. Chaque marin suivait une stricte organisation dictée par le tintement régulier de la cloche, marquant inlassablement les quarts de veille. Ceux qui montaient sur le pont, transis par l’air marin, prenaient leur poste sous le regard scrutateur des officiers, tandis que ceux qui descendaient trouvaient un maigre répit dans l’entrepont exigu, où les hamacs s’entremêlaient dans un espace confiné. Le moindre écart était aussitôt corrigé d’un regard sévère ou d’un ordre sec, car ici, la rigueur et la discipline étaient les seuls remparts contre le chaos et la mort.

    ***

    Esteban, sous la surveillance de Rodrigo, apprenait peu à peu les rudiments de la navigation, nouant une relation d’admiration et de respect envers les vieux loups de mer qui l’entouraient.

    Rodrigo croisa les bras, observant Esteban avec attention. “Noeud de cabestan,” ordonna-t-il d’une voix ferme.

    Esteban, concentré, attrapa le cordage et, en quelques gestes précis, forma le nœud demandé. Il tira dessus pour vérifier sa solidité avant de lever les yeux vers Rodrigo.

    Le gabier hocha la tête, impassible. “Bien. Et maintenant, un nœud de chaise.”

    Sans hésiter, Esteban s’exécuta avec la même assurance. Un deuxième gabier, un marin robuste au crâne rasé, que l’équipage appelait Vicente, s’approcha et siffla d’admiration. “Pas mal, gamin. Mais crois-tu pouvoir les faire dans l’obscurité ?”

    Un silence s’installa, bientôt rompu par des ricanements et des murmures excités parmi les marins. Le défi était lancé.

    Rodrigo fixa Esteban, un éclat amusé dans le regard. “Alors ? Prêt à prouver que ce n’était pas un simple coup de chance ?”

    Un attroupement se forma, les matelots cherchant un peu de distraction dans cette traversée monotone. Certains misaient déjà sur la réussite ou l’échec du garçon, tandis que d’autres chuchotaient entre eux, curieux de voir s’il saurait reproduire ses gestes dans l’obscurité complète du pont inférieur.

    Vicente s’approcha d’Esteban avec un morceau de tissu enroulé autour de sa main. Il le fit tournoyer quelques instants avant de s’arrêter devant lui, un sourire en coin.

    “Gamin, il fait sombre dans le pont inférieur, mais une nuit sans lune, éclairée juste par les étoiles, c’est encore autre chose. Pour que le défi soit réel, tu vas devoir les faire avec un bandeau sur les yeux.”

    Des rires discrets s’élevèrent autour d’eux tandis que Vicente nouait fermement le tissu autour des yeux d’Esteban. Il tapota son épaule et ajouta d’un ton malicieux : “Les paris vont bon train. Personnellement, j’ai misé sur ta réussite, alors applique-toi… et rapidement !”

    Esteban inspira profondément et commença à exécuter les nœuds un à un, ses mains allant d’instinct d’une boucle à l’autre. L’équipage observait en silence, retenant son souffle. Mais soudain, un marin, frustré d’avoir parié sur son échec, se leva et lança avec un sourire provocateur : “Ce ne sont pas les vraies conditions!”

    D’un geste, il fit signe à quelques complices qui se mirent à bousculer Esteban dans tous les sens, éclatant de rire. “Ça, c’est la houle que tu ressens sur les haubans et le bastingage !” lança-t-il, moqueur.

    Malgré les secousses et les rires autour de lui, Esteban serra les dents. Ses mains continuaient de travailler, plus fébriles mais toujours précises. Les nœuds n’étaient peut-être plus aussi parfaits, mais ils tenaient bon. Lorsque le dernier fut achevé, un silence s’installa avant qu’un cri ne fuse : “Il l’a fait !”

    Rodrigo croisa les bras, une lueur de fierté dans le regard. L’équipage applaudit, certains grognant d’avoir perdu leur mise, tandis que ceux qui avaient parié sur la réussite du garçon se réjouissaient, mais tous étaient content d’avoir brisé la monotonie du voyage par un instant de camaraderie et de défi relevé.Un vieux briscard s’approcha de Rodrigo, les mains noueuses croisées sur sa poitrine, le regard perçant. Il observa Esteban un instant avant de lâcher, d’une voix rocailleuse :”Finalement, on va pouvoir transformer ce passager clandestin en un vrai gabier. S’il résiste au vertige et à la montée des haubans, il pourrait bien intégrer l’équipe des gabiers. Nous avons besoin d’un homme agile de ses mains, capable d’assurer des manœuvres précises dans le gréement.”

    Il jeta un regard vers Esteban, qui écoutait sans oser interrompre. “Ce n’est pas qu’une question d’habileté. Il devra aussi apprendre à travailler en parfaite coordination avec les autres, à répondre aux ordres sans hésitation. L’unisson, c’est ce qui fait la différence entre un bon gabier et un homme perdu en mer.”

    Rodrigo hocha la tête, un sourire en coin. “On verra s’il en est capable. Les haubans l’attendent.”

    ***

    Esteban commença sa nouvelle vie de gabier, plongé dans un quotidien rythmé par les ordres précis et la rigueur du travail en hauteur. Chaque jour, il répétait inlassablement les gestes essentiels : hisser, ferler, larguer, prendre ou diminuer les ris. Mais ce qui marquait le plus son apprentissage, c’était l’escalade des haubans.

    Les premiers jours, il avait senti le vertige lui tordre l’estomac en montant à plusieurs mètres au-dessus du pont, ses mains crispées sur les cordages, ses pieds cherchant un appui stable sur les étais mouvants.

    Rodrigo observait Esteban redescendre après un exercice éprouvant.

    “Tu ne grimperas jamais aussi vite qu’un vrai gabier si tu continues à hésiter. L’océan ne pardonne pas les hésitations.”

    Rodrigo veillait à ce qu’il ne perde pas pied, l’obligeant à grimper plus haut chaque jour, le forçant à exécuter des manœuvres en hauteur même lorsque le vent faisait tanguer dangereusement le gréement. Ses bras et ses jambes se durcissaient à force d’efforts, ses mouvements devenaient plus sûrs, plus précis. Il apprenait à se suspendre sans crainte, à bouger avec l’aisance d’un marin chevronné, à faire corps avec le navire qui dansait sur l’Atlantique.

    Il savait qu’à chaque instant, une chute pouvait lui être fatale, mais il comprenait aussi que le moindre doute pouvait le condamner. Être gabier, c’était être un acrobate du vent, un funambule du large.

    Esteban, encore essoufflé par l’exercice, essuyait ses mains rugueuses contre son pantalon. Il sentait le regard des autres sur lui, pesant, évaluateur. Alors qu’il s’apprêtait à se redresser, une ombre se glissa à ses côtés, s’accroupissant sans bruit. Luis, un mousse un peu plus âgé, lui lança à voix basse :

    “Rodrigo n’est pas du genre à complimenter, mais s’il continue à te tester, c’est qu’il croit que tu peux y arriver.”

    Esteban esquissa un sourire. Peut-être qu’il n’était plus un étranger sur ce bateau.

    Il devait aussi apprendre à travailler en parfaite coordination avec les autres gabiers. Les opérations exigeaient une synchronisation sans faille, dictée par des signaux et des cris brefs portés par le vent. Une hésitation, une erreur, et c’était toute la manœuvre qui risquait de tourner à la catastrophe. Loin de l’adrénaline des défis et des paris du début, Esteban prenait conscience de l’exigence impitoyable du métier : être gabier, c’était mettre sa vie entre les mains des autres et leur confier la sienne, suspendu au gréement, à des dizaines de mètres au-dessus du pont battu par les embruns.

    ****

    Esteban, le regard fixé sur l’horizon infini, ressentait un mélange d’excitation et d’appréhension. Pour la première fois, il prenait conscience de l’immensité de l’océan et du défi qu’ils avaient entrepris.

    Les jours passaient, rythmés par les quarts de veille et les manoeuvres incessantes. Des chants de marins résonnaient parfois pour briser la monotonie de l’infini bleuté.

    Mais bientôt, les nuages noirs s’amoncelèrent à l’horizon, annonçant une tempête redoutable. L’équipage se prépara en silence, conscient que les heures à venir mettraient leur courage et leur habileté à rude épreuve…

    Le ciel s’assombrit, chargé de nuages menaçants qui s’amoncellent à l’horizon. Un vent violent s’élève, sifflant entre les haubans et faisant claquer les voiles avec une force inquiétante. L’équipage s’active en hâte, certains resserrant les cordages tandis que d’autres sécurisent les cargues pour éviter qu’elles ne se détachent sous les rafales. Les ordres fusent sur le pont, couverts par le grondement du tonnerre qui commence à gronder au loin. Les marins échangent des regards furtifs, conscients que la tempête qui approche ne sera pas une simple bourrasque.

    Esteban sentit son estomac se nouer alors que Rodrigo, le maître gabier, rassemblait son équipe. « Écoutez-moi bien ! La tempête arrive, on réduit la voilure. Personne ne fait de folie, et surtout, personne ne tombe ! » Sa voix portait au-dessus du tumulte, chaque mot résonnant avec gravité. Le regard du maître se posa sur lui, perçant, pesant, lui rappelant cruellement qu’il était le plus jeune, le moins expérimenté. Il déglutit difficilement, sentant les battements de son cœur s’accélérer. Il devait prouver qu’il en était capable.

    Esteban sent la peur monter, mais Rodrigo et un autre gabier plus expérimenté le rassurent. « Accroche-toi toujours avec ta longe, gamin. Et garde tes pieds bien calés sur le cordage, » dit l’un d’eux en lui donnant une tape sur l’épaule.

    Les gabiers commencent l’ascension dans les haubans. Esteban grimpe à son tour, ses mains engourdies par le froid et les embruns qui le fouettent. Le vent hurle, rendant les ordres presque inaudibles. « Plus vite, Esteban ! » crie Rodrigo au-dessus de lui. Il s’accroche du mieux qu’il peut, suivant le rythme des plus expérimentés. Une rafale violente secoue le navire et manque de l’arracher du gréement. « Tiens bon, bon sang ! » lance un gabier en voyant son hésitation.

    Arrivé à la vergue, il aide à affaler la voile en la saisissant et en la repliant progressivement sur elle-même, tout en l’arrimant avec des garcettes. « Ne la lâche pas tant qu’elle n’est pas bien serrée ! » hurle Rodrigo. Il pense la tâche terminée, mais ce dernier lui crie qu’il faut encore s’occuper de la voile supérieure. Cela signifie grimper encore plus haut, jusqu’à la hune.

    Le gréement danse sous les assauts du vent. Esteban manque un échelon du hauban, rattrape sa prise de justesse et continue de grimper. « Bien joué, gamin, mais sois plus attentif ! » grogne Rodrigo. Avec son aide, il replie la voile supérieure, veillant à bien la lover pour éviter qu’elle ne se détache. Les embruns et la pluie rendent chaque geste plus difficile. Tout à coup, une lueur étrange illumine le sommet des mâts : un feu de Saint-Elme. « Par tous les diables… » murmure un marin en contrebas. L’équipage observe le phénomène avec fascination et crainte.

    Redescendu sur le pont, Esteban interroge Rodrigo sur cette étrange lumière bleutée. « C’est un signe de protection, ou un avertissement, selon les croyances, » explique Rodrigo. « Peu importe, on a encore du travail. »

    Malgré la fatigue, Esteban se sent privilégié d’avoir assisté à ce spectacle. Épuisé, il rejoint enfin les hamacs avec les autres gabiers, son corps endolori par l’effort, mais son esprit encore marqué par l’épreuve et la magie de la mer.

  • Chapitre 6

    Lieux

    Auberge/Taverne du port

    Personnages

    Esteban

    Rodrigo

    Miguel

    Álvaro

    Marin sceptique

    Séquences clefs

    Ambiance initiale

    • Immersion dans l’auberge bruyante
    • Introduction des personnages autour d’une table

    Proposition d’un retour à Séville

    • Rodrigo annonce l’offre d’Álvaro
    • Miguel exagère les risques qu’il évite ainsi

    Flashbacks et souvenirs d’Esteban

    • Séville, la bande, la nostalgie
    • Tiraillement émotionnel

    L’appel de l’aventure

    • Discours flamboyant de Miguel
    • Vision idéalisée de l’expédition à venir

    Le scepticisme du marin inconnu

    • Mise en garde, paroles dures
    • Tension verbale croissante dans l’auberge

    Tension et interruption

    • Début de confrontation
    • Calme restauré par l’aubergiste

    Déclic intérieur

    • Réflexion intense d’Esteban
    • Dialogue imaginaire avec Rafael
    • Vision intime de ses amis restés à Séville

    Le choix

    • Esteban rejette la voie du retour
    • Il choisit l’expédition, l’aventure, l’inconnu

    Clôture symbolique

    • Rodrigo et Miguel célèbrent son intégration
    • Esteban annonce sa décision

    Le vacarme de l’auberge bourdonnait autour d’eux, un mélange de chants de marins, de discussions bruyantes et du claquement des chopes contre le bois usé des tables. Une serveuse débordée arriva enfin à leur table, déposant les chopes en soufflant. “Pardon pour l’attente, mais il semble que tout le port ait décidé de boire ce soir.”

    Elle ne s’attarda pas, repartant aussitôt vers une autre table où un marin réclamait du vin en frappant sur le bois. Rodrigo attrapa sa bière sans y prêter attention, mais Miguel suivit du regard la serveuse avec un sourire en coin.

    “Ce petit brin de fille me ferait presque oublier la mer, tiens !” lança-t-il en riant.

    Rodrigo secoua la tête, amusé, avant de se tourner vers Esteban. Une chandelle vacillante projetait des ombres mouvantes sur le visage d’Esteban alors qu’il terminait sa première chope.

    “J’ai une bonne nouvelle pour toi, gamin. J’ai rencontré une vieille connaissance, Álvaro, sur le port. Son navire embarque pour Séville et il m’a confirmé qu’il pouvait te prendre à bord. Tu as une place pour rentrer chez toi.”

    Miguel éclata de rire et secoua la tête. “Tu ne sais pas la chance que tu as d’avoir Rodrigo avec toi ! Sans lui, tu aurais pu moisir ici des mois, à errer sur les quais en quête d’un capitaine prêt à t’embarquer. Et en attendant ? Tu aurais mendié ton pain, vécu au jour le jour comme tant d’autres, en espérant qu’un navire ait besoin d’un mousse affamé.”

    Rodrigo haussa les épaules avec un sourire complice. “Ne va pas croire que je t’ai offert ça sans raison. Tu as su prouver ta valeur ces derniers jours. Ton travail acharné, ta débrouillardise… c’est ça qui m’a permis de négocier ta place. Personne ne t’embarquerait pour tes beaux yeux, gamin.”

    Esteban sentit son cœur se serrer. Séville. Ses rues poussiéreuses, les ruelles familières où il s’était faufilé tant de fois. La bande. Rafael, leur chef, toujours en train de planifier leur survie, deux coups d’avance sur les ennuis. Diego, bondissant d’un toit à l’autre en riant. Lucia, la plus fragile d’entre eux…

    L’idée de rejoindre ses amis lui serra la gorge. Séville lui manquait déjà. Il revoyait Rafael, assis sur un muret, Diego, rieur, Lucia, fragile. Ses amis lui manquaient et il ne voulait pas les trahir. Ici, dans cette auberge étrangère, tout lui semblait lointain… un poids immense le quitta, un poids dont il n’avait jusqu’à présent pas conscience de porter… il pouvait rentrer chez lui…

    Mais alors, pourquoi cette pointe d’excitation au creux de son ventre ? Pourquoi l’idée de reprendre le même quotidien lui semblait-elle… fade ? Ici, l’air sentait le sel et l’inconnu. Là-bas, il retrouverait la faim et les mêmes ruelles sombres. Et s’il n’était pas fait pour une vie dans l’ombre ?

    Il inspira profondément et hocha la tête. “Merci, Rodrigo. J’imagine que ce genre d’opportunité n’arrive pas tous les jours.”

    Il baissa les yeux sur sa chope, traçant des cercles du doigt sur le bois usé de la table. “Et puis… ça fera une belle aventure à raconter à Séville.”

    Miguel posa sa chope avec un sourire en coin et secoua la tête. “Une aventure, oui… mais rien comparé à celle qui nous attend ! Tu n’as encore rien vu, gamin.”

    Il se pencha légèrement vers Esteban, ses yeux brillant d’excitation. “Nous allons ouvrir de nouvelles routes, découvrir des terres dont personne ne connaît encore le nom. Ce n’est pas une expédition comme les autres. Mais ça, tu le sais déjà… nous reviendrons plus riches que tous les marchands de Séville réunis. L’or et les épices couleront à flot. Les Portugais ont leurs routes, nous aurons les nôtres. Ils croient dominer le commerce des Indes, mais l’Espagne est prête à leur montrer qu’ils ne sont pas les seuls à pouvoir ouvrir de nouvelles voies.”

    Miguel tapa du poing sur la table, faisant vibrer les chopes. “Et c’est ça, l’aventure ! La vraie ! On racontera notre histoire dans toutes les tavernes d’Espagne, et les marins écouteront nos exploits avec envie. Les plus jeunes rêveront de suivre nos traces, et les vieux loups de mer diront qu’ils auraient voulu être à notre place. Et puis, imagine ! Les femmes tomberont sous le charme de nos récits, les belles dames des ports suspendues à nos lèvres, fascinées par nos épreuves et nos triomphes. Peut-être qu’enfin, on nous regardera comme des hommes qui ont bravé l’impossible.”

    Un ricanement brisa le silence. Un marin plus âgé, accoudé à une table voisine, secoua la tête et laissa échapper un rire amer. “Des foutaises, tout ça. Une mission suicide. Ceux qui partent ne reviennent jamais.”

    Rodrigo haussa un sourcil. “T’as quelque chose à dire, l’ami ?”

    L’homme croisa les bras, jaugeant le trio d’un regard perçant. “J’ai vu des hommes partir, convaincus qu’ils allaient rentrer en héros. J’ai vu leurs corps nourrir les poissons. On en a vu d’autres qui parlaient comme vous… on ne les a jamais revus. Les courants traîtres et les maladies font plus de morts que les batailles, et pourtant vous vous croyez déjà des légendes. Vous croyez que la gloire vaut ça ?”

    La discussion se fit plus virulente, les voix montèrent, et bientôt, les chopes claquèrent sur les tables. Rodrigo et Miguel s’étaient lancés dans une joute verbale musclée avec le marin sceptique. Les rires moqueurs se mêlaient aux éclats de voix, la tension montant à chaque échange piquant. Les chopes se soulevaient et s’abattaient contre le bois, tandis que les autres marins, spectateurs amusés, attendaient de voir si cela dégénérerait en bagarre générale.

    Un coup de coude, un mot de trop… et l’atmosphère menaça d’exploser.

    Mais avant que la première gifle ne parte, la voix forte de l’aubergiste coupa net l’agitation :

    “Si vous voulez vous battre, sortez. Sinon, buvez et laissez les autres profiter de leur soirée.”

    Un silence s’installa un instant, puis quelques rires fusèrent ici et là, comme pour dissiper la tension. Le marin sceptique haussa les épaules et retourna à sa chope en marmonnant, tandis que Rodrigo jetait un dernier regard moqueur à son interlocuteur.

    Esteban, lui, observait la scène avec une fascination nouvelle. Ces hommes étaient libres, intrépides, capables de s’enflammer pour un rien, prêts à défendre leurs idées avec la même fougue qu’ils mettaient à lever l’ancre. Son regard glissa sur la table, effleurant du bout des doigts les entailles laissées par les couteaux des marins, ces marques d’histoires gravées dans le bois usé. Il ressentit un frisson, comme s’il pouvait déjà s’imaginer inscrire la sienne parmi elles. Ils vivaient une existence rude, sans attaches, sans certitudes, mais débordante d’aventures et de camaraderie. Il voulait en faire partie.

    Il les enviait.

    Rodrigo se tourna vers lui, un sourire mi-amusé, mi-sérieux sur le visage.

    “Tu vois, gamin, il y aura toujours ceux qui auront peur. Mais la peur, elle ne t’emmène nulle part.”

    Un instant, Esteban eu une vision de Rafael avec cette façon qu’il avait de froncer les sourcils chaque fois qu’une décision importante devait être prise. Il entendit presque sa voix, calme mais tranchante :

    “Esteban, il faut être prudent dans la vie… Je l’ai toujours été pour la bande, toujours à réfléchir à tout ce qui pouvait mal tourner. Mais il ne faut pas que ça t’empêche d’agir.”

    L’image de Rafael semblait vaciller dans son esprit, comme un souvenir lointain que le temps voulait effacer. Il savait que Rafael ne lui aurait jamais parlé ainsi… et pourtant, il était convaincu que c’était ce qu’il aurait voulu lui dire.

    “Pars à l’aventure, Esteban. Vis ce que nous n’avons jamais pu vivre. Et reviens-nous avec des récits qui nous feront rêver.”

    Un frisson lui parcourut l’échine. Il repensa à Diego, qui aurait éclaté de rire et lui aurait donné une tape dans le dos en le traitant de fou. À Lucia, qui aurait baissé les yeux, inquiète mais silencieuse, espérant qu’il rentrerait bientôt.

    Mais rentrer bientôt… est-ce qu’il le voulait vraiment ?

    Seville et sa bande était son monde, mais en même temps, une autre voix en lui murmurait que ce monde était devenu trop petit.

    Esteban releva les yeux, son esprit encore en ébullition. Ses mains tremblaient légèrement, non par peur, mais sous l’élan irrésistible d’un choix qui prenait enfin forme. Son cœur battait plus fort, chaque pulsation résonnant comme l’écho d’une porte qui se referme sur son passé. Son regard balaya la table, captant l’ombre fugace de Rodrigo, l’éclat impatient de Miguel. Il sentit une chaleur nouvelle monter en lui, une adrénaline qu’il ne connaissait pas encore.

    Un silence s’abattit, le vacarme de l’auberge s’effaçait peu à peu, comme si tout autour de lui attendait qu’il se décide. Il inspira profondément, fixa sa chope comme si elle détenait la réponse… puis releva la tête.. Puis, d’un geste mesuré, il posa sa chope, ancrant sa décision dans le bois de la table. “Je reste avec vous. Je veux voir jusqu’où cette route me mène.”

    Un large sourire fendit le visage de Rodrigo. Miguel éclata de rire et leva sa chope. “Alors bois, gamin ! Parce que demain, nous mettons les voiles !”