Catégorie : Chapitre

  • Chapitre 5

    Lieux

    Port de Las Palmas

    Entrepôt

    Taverne du port

    Personnages

    Esteban

    Rodrigo

    Álvaro

    Miguel

    Séquences clefs

    1. Arrivée au port

    • Esteban découvre l’agitation de Las Palmas.
    • Description détaillée de l’activité portuaire.
    • Sensation d’effervescence et d’ouverture sur le monde.

    2. Chargement des vivres

    • Rodrigo confie une mission à Esteban.
    • Scène de labeur physique intense.
    • Esteban participe à la vie active du navire.

    3. Rencontre fortuite

    • Rodrigo croise Álvaro.
    • Discussion à demi-mots sur une possible place pour Esteban.
    • Première prise de conscience d’une opportunité.

    4. Négociation à la taverne

    • Changement de décor et d’atmosphère.
    • Rodrigo négocie avec l’aubergiste.
    • Miguel introduit la dimension commerciale : troc implicite entre économies et dépenses à la taverne.

    5. Moment de répit et de complicité

    • Préparation mentale vers un choix à venir (en lien avec le chapitre suivant).
    • Rodrigo revient avec la bière et de bonnes nouvelles.
    • Esteban commence à s’intégrer dans le groupe.

    Le vent chaud balayait le port de Las Palmas alors que l’équipage du navire de Magellan s’activait sur le pont. Depuis le bastingage, Esteban contempla l’effervescence du port. Une forêt de mâts se dressait sur l’horizon, des galions espagnols revenant du Nouveau Monde côtoyant des caravelles portugaises chargées de vin et d’épices. Sur les quais pavés, des contremaîtres surveillaient le déchargement de lourds ballots sous les cris des dockers en sueur.

    Les pavés étaient tachés de sel et de poix, rendant le sol glissant sous les pas pressés des marins. Plus loin, le marché aux vivres débordait d’étals où l’on vendait du poisson séché, des fruits tropicaux et des tonneaux de biscuits de mer. Près des bureaux de la Casa de la Contratación, où s’organisent les échanges commerciaux sous l’autorité royale, des officiers en pourpoint sombre vérifiaient les registres de cargaisons et collectaient les taxes.

    L’odeur du sel et du goudron mêlée aux épices transportées par le vent évoquait la promesse de contrées lointaines. Après des jours de mer, l’escale était bienvenue, mais chacun devait s’atteler à la tâche avant le prochain départ.

    Rodrigo héla Esteban d’un ton brusque, couvrant le tumulte des quais. “Allez, pas de tire-au-flan! On a du pain sur la planche !” Il lui fit signe d’approcher, tendant un parchemin à l’encre encore fraîche, marqué du sceau de la Casa de la Contratación, attestant de l’approbation des officiers de la Couronne. “Le capitaine a négocié nos vivres. L’officier portuaire a validé la cargaison, maintenant faut aller la chercher.”

    L’homme qui avait signé, l’un des officiers de la Couronne au regard sévère et au pourpoint de laine sombre, jetait encore des coups d’œil méfiants autour de lui. Sa ceinture de cuir portait une dague ornée, non pour le combat, mais comme symbole d’autorité sur ces docks agités.

    Sans plus attendre, Esteban suivit un groupe de marins vers l’entrepôt. Là, l’animation battait son plein : des dockers suants chargeaient des sacs de blé, des tonneaux d’eau douce étaient roulés avec précaution, et l’odeur âcre du sel imprégnait l’air lourd. Chaque mouvement devenait une épreuve sous le soleil de plomb, la sueur collant les chemises aux dos tandis que les ordres fusaient sans relâche. Autour d’eux, le claquement des cordages, les cris des charpentiers et le vacarme des charrettes achevaient de transformer les quais en un véritable champ de bataille du commerce.

    Après plusieurs heures, Rodrigo posa une main ferme sur son épaule. “Suis-moi, gamin.” Ils traversèrent le port jusqu’à une ruelle plus calme, où Rodrigo ralentit le pas, scrutant la foule dense.

    C’est alors qu’un marin massif à la barbe grisonnante passa près d’eux, un sac de provisions sur l’épaule. Rodrigo l’interpella d’un ton surpris : “Álvaro ? Par tous les diables !”

    Le vieux marin s’arrêta, haussa un sourcil avant de sourire. “Rodrigo ! Je pensais que tu avais fini par sombrer au large de Java !”

    Les deux hommes échangèrent une poignée de main vigoureuse, leurs regards pétillant d’une complicité forgée par les années. “Toujours en mer ?” demanda Rodrigo.

    “Toujours. Je repars bientôt, des cargaisons à livrer à Séville,” répondit Álvaro en tapotant son sac.

    Esteban, intrigué, capta quelques bribes de conversation : “mousse”, “besoin de bras”, “travailleur”. Il fronça les sourcils, ressentant une pointe d’inquiétude. Rodrigo discutait-il de lui ? Álvaro hocha finalement la tête, posant une main brève sur l’épaule de Rodrigo avant de s’éloigner dans la foule.

    Rodrigo observa le marin disparaître, puis se tourna vers Esteban avec un sourire énigmatique. “Viens, gamin. Il nous reste encore du labeur à faire, récupérer des produits plus frais, meilleurs que les biscuits que l’on vient de charger…”

    Miguel se tourna vers Esteban avec un sourire en coin. “Rodrigo, c’est un maître dans l’art de la négociation, tu vas voir. Il sait toujours comment obtenir des prix dérisoires, mais l’aubergiste n’est pas dupe. Il sait que tout ce qu’on économise sur les provisions, on le dépensera en vin et en ragoûts sous son toit. Une affaire où tout le monde gagne !”

    Alors que la nuit tombait sur le port, l’animation de la taverne montait d’un cran. Les rires fusaient, les verres s’entrechoquaient, et les effluves de ragoût épicé se mêlaient à celles du rhum et du vin canarien. Rodrigo, accoudé au comptoir, négociait âprement avec l’aubergiste, un homme trapu à la barbe poivre et sel, qui hochait la tête d’un air satisfait.

    De leur table en retrait, Esteban et Miguel observaient la scène en silence, la chaleur du lieu leur offrant un répit après la journée éreintante sur les quais. Les discussions bruyantes des marins autour d’eux racontaient des histoires de tempêtes, de ports lointains et de batailles en mer.

    Rodrigo finit par revenir vers eux avec un sourire victorieux. Il s’installa lourdement sur le banc et posa trois chopes écumantes sur la table. “J’ai obtenu un bon prix, comme toujours !” s’exclama-t-il. “La marchandise sera prête dans une heure ou deux. En attendant, on va boire et manger comme des rois.”

  • Chapitre 4

    Lieux

    Pont

    Cuisine (évoquée)

    Bastingage

    Gréements / mâture (évoqué)

    Personnages

    Esteban

    Luis alias “Mouette”

    Rodrigo (gabier)

    Marin anonyme (moqueur)

    Séquences clefs

    1. Corvées matinales

    • Description du rythme infernal à bord.
    • Esteban enchaîne les tâches sans répit.
    • Mise en place de l’environnement.

    2. Scène des déchets & Mouette

    • Esteban se fait attaquer par les mouettes.
    • Introduction de Luis (« Mouette »).
    • Échange sur la vie de mousse.
    • Partage d’expérience et premiers conseils.

    3. Arrivée de Rodrigo

    • Rodrigo confie une corde à Esteban.
    • Premiers essais de nœuds (cabestan).
    • Mise en évidence de la maladresse du mousse.
    • Rodrigo : démonstration, exigence, pression réaliste.

    4. Moquerie du marin anonyme

    • Interruption par un marin qui se moque bruyamment.
    • Comparaison humoristique du nœud avec les promesses de marins en auberge.
    • Rodrigo intervient pour apaiser la moquerie → premier soutien discret.

    5. Effort, douleur, réussite

    • Esteban échoue, recommence, souffre.
    • Parvient finalement à faire tenir son nœud.
    • Rodrigo valide sobrement → première victoire d’Esteban.

    6. Annonce de l’escale aux Canaries

    • Clôture sur une tension intérieure : rester ou partir ?
    • Rodrigo le prévient : Esteban pourrait être débarqué.
    • Soudain vertige pour Esteban → prise de conscience.

    Sous le soleil écrasant, Esteban frottait les planches du pont, ses mains rougies par des jours de labeur ininterrompu. Le bois grinçait sous lui, vibrant au rythme des vagues qui faisaient tanguer le navire. Au-dessus, les voiles claquaient dans le vent, et le bruissement des cordages résonnait parmi les ordres aboyés par les marins.

    Dès l’aube, le pont s’agitait. Des matelots émergeaient des entrailles du navire, bâillant bruyamment avant de s’atteler aux corvées. Certains resserraient leurs ceintures de corde, d’autres passaient un peu d’eau sur leur visage avant d’empoigner un seau ou un balai. Le quartier-maître veillait à ce que personne ne traîne. Esteban, lui, bondissait sur ses pieds dès les premiers cris, le corps ankylosé de fatigue.

    Les ordres pleuvaient sans relâche. “Gamin, plus vite !” “De l’eau pour la cuisine !” “Récurer le pont !” Il passait sans transition d’une tâche à l’autre : nettoyer le bois détrempé, porter des seaux d’eau jusqu’aux cuisines étouffantes, démêler des cordages sous un soleil de plomb. Chaque mouvement lui arrachait un grognement, mais ralentir signifiait s’exposer aux remarques cinglantes.

    Peu à peu, malgré la rudesse du travail, il s’habituait aux oscillations du pont. Il anticipait les déséquilibres, ajustait ses gestes. Parfois, il surprenait un marin s’adosser au bastingage pour souffler une bouffée d’air salé, un court répit dans l’agitation incessante du navire.

    Esteban était penché au-dessus du bastingage, vidant un seau rempli de restes de repas et d’épluchures. L’odeur forte lui piquait le nez. Un cri fendit l’air, et en un instant, une mouette plongea vers l’eau, suivie de plusieurs autres. Elles tournoyaient, se disputant la moindre miette avec frénésie. Esteban recula lorsqu’une aile effleura son épaule.

    — Fais gaffe, elles peuvent être vicieuses, lança une voix moqueuse derrière lui. Une fois, l’une d’elles m’a frappé de son bec. J’en garde une cicatrice.

    Esteban tourna la tête et aperçut Luis, un jeune mousse à peine plus âgé que lui, accoudé au bastingage avec un sourire narquois.

    — Merci d’avoir pris cette corvée. J’en ai horreur.

    Esteban arqua un sourcil. Il se souvenait maintenant pourquoi on surnommait Luis “Mouette”. Chaque fois qu’il vidait les déchets, il se retrouvait en guerre contre ces satanés oiseaux, moulinant des bras dans une bataille aussi spectaculaire qu’inutile. Les marins riaient, l’encourageant bruyamment, parfois en lançant du pain pour attirer encore plus de mouettes. Luis enrageait, mais elles, comme son surnom, ne semblaient pas prêtes à le lâcher.

    Esteban secoua la tête en souriant avant de reprendre sa tâche.

    — Et toi, ça fait combien de temps que tu es à bord ?

    Luis haussa les épaules tout en repoussant une mouette trop insistante.

    — Deuxième voyage à frotter le pont et à courir après les ordres. J’suis plus aussi vert que toi, mais crois-moi, j’suis encore loin d’être un vrai marin.

    — Dis-moi que ça devient plus facile avec le temps ? demanda Esteban, un brin d’espoir dans la voix.

    Luis ricana.

    — Facile ? Mouais… Disons que tu finis par t’y faire. Mais y’a toujours un gars pour te remettre à ta place. T’as juste à bien bosser et espérer qu’un jour, quelqu’un d’autre prenne ta place avec la brosse.

    Un bruit de pas lourds se fit entendre derrière eux. Rodrigo se planta devant Esteban, une corde enroulée dans les mains.

    Le mousse leva les yeux. Il l’avait déjà aperçu à plusieurs reprises, mais jamais d’aussi près: Il était l’un des gabiers, chargé de grimper dans la mâture pour manœuvrer les voiles. L’équipage lui faisait confiance sans poser de questions. Grand et massif, le visage buriné par le sel et le soleil, Rodrigo semblait taillé pour la mer. Sa barbe naissante cachait en partie une expression sévère, mais son regard perçant pesait toujours sur ceux qui lui faisaient face.

    Rodrigo fit rouler la corde entre ses doigts calleux, observant Esteban avant de rompre le silence.

    — Bon, gamin, j’ai une tâche pour toi. Dis-moi, t’es capable de faire un nœud correct ou faut tout reprendre à zéro ?

    Esteban ouvrit la bouche, mais aucun mot ne sortit.

    — Euh…

    Rodrigo haussa un sourcil avant de soupirer.

    — Ah ! Ça, c’est une réponse qui va nous faire chavirer, maugréa Rodrigo en levant les yeux au ciel. T’as déjà touché une corde de ta vie ou bien ?

    Il fit rouler la corde entre ses doigts, puis la lança vers Esteban.

    — Bon, regarde bien et essaie de suivre.

    Il déroula la corde et montra lentement le geste.

    — Allez, on commence avec celui-là. Un nœud de cabestan. Essentiel pour tenir une voile ou un gréement. Tu rates, et c’est pas juste une corde qui part, c’est peut-être nous tous avec.

    Esteban s’appliquait, mais le roulis du navire et l’humidité ambiante compliquaient la tâche. Ses doigts glissaient légèrement sur la corde, et le nœud restait trop lâche ou trop serré. À chaque tentative ratée, Rodrigo secouait la tête. Derrière lui, un marin au crâne rasé et au sourire goguenard s’approcha en ricanant.

    — Par tous les diables, gamin, tu crois que ça tiendrait par gros temps, ça ? ricana-t-il en croisant les bras. Il fit rouler le nœud entre ses doigts avant de le relâcher négligemment.

    — “Un nœud aussi lâche, c’est comme les promesses des marins aux filles des auberges : beau en apparence, mais il tiendra pas jusqu’au matin !”

    Le marin éclata de rire, secouant la tête avant de donner une tape exagérée sur l’épaule de Rodrigo.

    Esteban, lui, sentit la chaleur lui monter aux joues.

    — “T’as vu ça, Rodrigo ?
    Rodrigo leva un sourcil, sans se départir de son calme.

    — Allez, lâche-le un peu. On a tous commencé quelque part.

    Il prit la corde qu’Esteban venait de nouer et tira dessus.

    — Mais bon… c’est vrai que ce truc-là tiendrait pas très longtemps.

    — Allez, ne l’embête pas trop, on a tous commencé un jour, grogna Rodrigo avant de croiser les bras.

    Rodrigo fixa Esteban en silence avant de lui parler d’un ton plus posé.

    — Et encore, tu es sur le pont, les deux pieds bien ancrés, ajouta-t-il avec un sourire moqueur. Il pointa du menton la mâture où les gabiers luttaient contre le vent pour affaler une voile. Imagine devoir faire ce nœud en pleine tempête, perché en haut du mât. et tout cela dans l’obscurité de la nuit?

    Esteban serra les dents et recommença. Ses doigts lui faisaient mal, la sueur lui collait aux tempes. Il jeta un coup d’œil à Rodrigo, qui ne disait rien mais attendait qu’il comprenne de lui-même. Finalement, il ajusta ses gestes et resserra la corde.

    Cette fois, elle tint bon. Il tira légèrement dessus, testant sa solidité, et sentit une satisfaction monter en lui.

    Rodrigo hocha la tête, satisfait.

    — Il faut que tu t’entraînes jour et nuit.

    Il laissa un silence, puis reprit, plus bas :

    — Et puis… Tu vas peut-être en avoir besoin plus tôt que tu ne crois. Quand on fera escale aux Canaries, rien ne garantit que tu pourra rester à bord. Alors retiens bien ce que je t’enseigne. Ça pourrait bien t’aider à convaincre un équipage de te prendre pour rentrer chez toi à Séville.

    Rodrigo planta son regard dans celui d’Esteban. Il sentit une boule se former dans son estomac. Il n’avait jamais envisagé ce moment si proche.

  • Chapitre 3

    Lieux

    La cale du navire

    Le pont du navire

    La cambuse

    Personnages

    Esteban

    Le Cuisinier (Bartolomé “Lomo”)

    Le Capitaine

    Séquences clefs

    1.Réveil en mer (séquence d’ouverture)

    • Mal de mer, confusion, peur panique
    • Révélation : le navire a quitté le port
    • Esteban est prisonnier

    2. Fouille du cuisinier – montée de tension

    • Esteban tente de se cacher
    • Le cuisinier cherche des provisions
    • Suspense → Découverte

    3. Confrontation dans la cale

    • Dialogue menaçant/ambigu
    • Lomo décide de le conduire au capitaine
    • Ambivalence du cuisinier

    4. Face au capitaine – sentence suspendue

    • Esteban menacé d’être jeté à la mer
    • Intervention du cuisinier
    • Acceptation glaciale du capitaine

    5. Arrivée dans la cambuse – nouvelle vie

    • Lomo dicte ses règles
    • Esteban prend conscience de la rudesse du travail
    • Passage symbolique : de passager clandestin à “outil utile”

    Le silence pesant de la cale est brisé par un grincement de bois et des pas lourds qui résonnent au-dessus de lui. Esteban émerge d’un sommeil agité, encore engourdi par la fatigue et l’inconfort du sol dur. L’air est lourd, saturé de l’odeur du bois humide, des embruns salés et d’une vague senteur de poisson en décomposition. Une nausée violente le prend, accompagnée d’un vertige oppressant. Le sol tangue sous lui avec une régularité implacable : Le navire a quitté le port!

    La peur le prend à la gorge. Son esprit s’emballe, cherchant une explication. Il ferme les yeux un instant, mais c’est pire. Les roulis du navire s’intensifient dans son crâne, le privant de toute stabilité. Ses mains, crispées sur le bois rugueux, tremblent légèrement. Une vague de panique le traverse : s’il est sur un bateau, cela signifie qu’il est piégé. Et si le navire a déjà quitté le port…


    Un bruit soudain le fige : une porte s’ouvre quelque part au-dessus, et des pas lourds descendent l’échelle de la cale. Son cœur se serre. Quelqu’un approche.

    Son instinct de survie prend le dessus. Il retient son souffle, se recroqueville dans un recoin entre deux tonneaux, cherchant désespérément à se fondre dans le décor. Il ferme les yeux un instant, écoutant avec intensité chaque mouvement du marin.

    Les pas résonnent sur le bois avec une lenteur pesante. L’homme est là, tout proche, et pourtant, il ne semble pas l’avoir encore vu. Puis une voix rauque s’élève, marmonnant dans la pénombre :

    — Farine… sel… Par les tripes d’un vieux cachalot, où est encore passé ce satané tonneau de porc salé ?

    Le cuisinier. Esteban sent un soulagement fugace en comprenant qu’il ne s’agit pas d’un garde comme il l’avait craint. Mais son répit est de courte durée. Le cuisinier ne trouve pas ce qu’il cherche et commence à fouiller plus loin, s’approchant dangereusement des tonneaux derrière lesquels Esteban est caché.

    Il doit rester immobile, ne pas respirer trop fort. Chaque bruit du cuisinier fait monter en lui une nouvelle vague d’angoisse. Un instant, il croit que l’homme va repartir. Mais au lieu de cela, il s’arrête juste devant les tonneaux et grogne :

    — Si je mets la main sur celui qui a déplacé mon tonneau, il va dormir dedans jusqu’au prochain port, et avec le couvercle fermé !

    La main du cuisinier se tend vers l’un des tonneaux. Esteban serre les dents. Un seul mouvement, et il sera découvert.


    Esteban sentit son cœur rater un battement lorsque des doigts épais surgirent de l’ombre, s’approchant du tonneau derrière lequel il se tapissait. Son souffle se coupa, son champ de vision rétréci sur cette main qui semblait flotter, gigantesque, menaçante. Dans son esprit affolé, elle prenait des proportions monstrueuses, comme si un ogre s’apprêtait à l’attraper.

    Il voulait disparaître, s’enfoncer dans le bois du tonneau comme un rat pris au piège. Mais son corps, tendu comme un arc, refusa de lui obéir. Puis, au moment où la main frôla sa cachette, son propre cri s’échappa avant qu’il ne puisse l’enrayer.

    Le cuisinier sursauta si violemment qu’il manqua de trébucher, lâchant un juron tonitruant. Dans la pénombre, il battit des bras pour retrouver l’équilibre avant de plaquer une main sur sa poitrine comme s’il venait de voir un fantôme.

    — Nom d’un tonneau percé ! rugit-il en reprenant son souffle. Par la Sainte Barbe, T’as décidé de me faire passer l’arme à gauche, gamin !

    Il secoue la tête et grogne.

    — Si j’avais su que j’allais pêcher un rat des quais en cherchant du porc salé…

    Esteban, lui, était pétrifié, incapable de répondre, luttant entre l’envie de s’enfuir et l’incapacité de bouger. La scène aurait pu être comique si son cœur ne battait pas à tout rompre, et si le cuisinier ne le fixait pas avec une lueur incrédule dans les yeux.
    La silhouette massive du cuisinier se redressa dans la pénombre, son regard inquisiteur se posant sur le visage d’Esteban. Un long silence s’étira entre eux, lourd de tension. Esteban se recroquevilla un peu plus, prêt à détaler si l’occasion se présentait. Son instinct lui soufflait que cet homme était une menace – après tout, dans les ruelles de Séville, tout adulte était une menace.

    Esteban, paralysé, scrutait cette ombre menaçante, attendant la sentence inévitable. Puis, contre toute attente, le cuisinier renifla bruyamment et grogna :

    — T’es plus maigre qu’un hareng séché… et sûrement moins utile.

    Esteban ouvrit des yeux ronds, incapable de déterminer si l’homme plaisantait ou s’il venait réellement de l’insulter. Le cuisinier leva un sourcil, puis secoua la tête en marmonnant quelque chose sur “ces fichus galopins des rues” avant d’ajouter :

    — J’espère que t’es plus dégourdi que t’en as l’air, gamin. Sinon, t’es bon pour nourrir les poissons.

    Esteban déglutit avec peine. “Nourrir les poissons”… La menace était claire, mais le ton bourru du cuisinier laissait planer le doute. Était-ce un simple trait d’humour noir ou une réelle mise en garde ? L’incertitude le laissait encore plus nerveux.

    — Par tous les diables, qu’est-ce que tu fais ici, gamin ? grogna-t-il, penchant la tête pour mieux le voir dans la pénombre.

    Esteban sentit son corps se tendre comme une corde prête à se rompre. Il hésita entre prendre la fuite et bredouiller une excuse, mais aucun des deux choix ne lui sembla prometteur.

    Esteban, figé, hésite entre courir et se justifier. Mais avant qu’il ne puisse prendre une décision, le cuisinier, vif mais ferme, l’attrape par le col et l’observe d’un œil suspicieux.

    — Tu n’es pas un marin, toi. T’as une tête de galopin des ruelles. Alors, parle avant que je décide de te jeter aux requins.

    Esteban avale sa salive, cherchant les bons mots. Il bredouille une explication confuse, hésitant entre vérité et mensonge. Le cuisinier, intrigué, écoute, le sourcil froncé mais sans colère véritable.

    Après quelques échanges où Esteban tente maladroitement de se justifier, le cuisinier finit par soupirer et secouer la tête.

    — Écoute, gamin, c’est pas moi qui décide. Le capitaine verra ce qu’il veut faire de toi. Allez, en route, et fais pas d’histoire.

    Il l’empoigne fermement, sans brutalité, et l’entraîne vers l’échelle menant au pont, Esteban jetant un dernier regard inquiet vers l’obscurité de la cale.


    Esteban est traîné sur le pont du navire, le sel et le vent fouettant son visage alors que ses jambes flageolantes peinent à le porter. Son cœur bat à tout rompre, chaque pas vers le capitaine le rapprochant d’un sort incertain.

    Lorsque l’homme en uniforme apparaît devant lui, Esteban sent immédiatement l’air glacial qui l’entoure. Le capitaine n’a pas besoin de parler pour imposer son autorité ; chaque mouvement est empreint d’une assurance absolue, celle d’un homme habitué à être obéi sans discussion. Son regard se pose sur Esteban avec l’indifférence d’un homme évaluant un obstacle de plus sur son navire, une contrariété passagère qu’il doit éliminer. Il n’y a ni colère ni mépris, seulement une résolution froide. Esteban frissonna, comprenant que son sort pourrait se jouer en un instant, d’un simple ordre jeté du bout des lèvres.

    — Un rat des quais ? J’ai pas de temps à perdre avec ça. Jetez-le par-dessus bord, et qu’on en parle plus.

    Esteban ouvre la bouche, mais aucun son n’en sort. Les mots meurent dans sa gorge sous la pression écrasante de cet homme. Ce n’est pas qu’il ne veut pas parler, c’est qu’il sait que cela ne servirait à rien. Aux yeux du capitaine, il n’est rien.

    — On n’a pas besoin de poids morts à bord. Qu’il montre qu’il sait tenir un nœud et obéir aux ordres, sinon il rejoindra les poissons avant la prochaine marée.

    L’ordre claque comme un coup de fouet. La panique monte en Esteban, un frisson glacial lui parcourant l’échine. Il cherche désespérément une issue, une parole, un geste qui pourrait le sauver. Mais avant qu’il ne puisse sombrer dans l’inéluctable, une voix s’élève derrière lui.

    — Attendez, capitaine.

    C’est le cuisinier.

    Esteban sursaute, sa surprise presque plus grande que sa peur. Pourquoi cet homme, qu’il percevait encore comme une menace quelques instants plus tôt, se mêlerait-il de son sort ? Était-ce un stratagème pour mieux le piéger ?

    — Capitaine, avec votre permission, je peux m’assurer qu’il ne traîne pas dans les pattes des autres. Il pourra être utile en cuisine, au moins pour commencer. Si ça vous convient, capitaine. Sinon, il fera comme le reste des ordures : à la mer…

    Un silence pesant s’installe. Esteban sent son propre souffle suspendu, comme s’il n’osait croire ce qui se passe. Le capitaine arque un sourcil, visiblement contrarié que le cuisinier prenne la parole, même si ce dernier veille à choisir ses mots avec prudence, sans jamais remettre en cause son autorité.

    — Fais-en ce que tu veux, mais s’il ralentit le travail ou vole une bouchée de trop, tu t’en occupes toi-même. Je veux pas de poids mort à bord.

    Le cuisinier s’incline légèrement, acceptant la décision sans commentaire superflu. Il attrape Esteban par le col et le tire à l’écart, évitant soigneusement d’attirer plus l’attention du capitaine.. Pour la première fois depuis qu’il est monté à bord, Esteban ressent autre chose que la peur : un soupçon de soulagement, et peut-être même une étrange reconnaissance envers cet homme qu’il avait d’abord pris comme une menace.


    Le cuisinier emmène Esteban vers les entrailles du navire, le conduisant jusqu’à la cambuse, où une chaleur moite et l’odeur persistante de graisse et de fumée l’assaillent immédiatement. Autour de lui, des marmites bouillonnent, des sacs de provisions sont empilés contre les parois, et des couteaux luisent à la lueur des lampes à huile.

    — Bienvenue dans la cambuse, gamin. Ici, c’est moi qui décide qui mange et qui trime. Tu bosses bien, t’auras une gamelle. Tu fous rien, et j’peux t’assurer que les rats, eux, sont jamais en retard pour dîner.  On mange si on bosse, on râle si on veut, mais si t’es dans mes pattes sans servir à rien, t’apprendras vite que j’ai d’autres méthodes pour recycler les fainéants.

    Esteban jette un regard paniqué autour de lui. Il a échappé à la cale, mais à quel prix ? Une montagne de travail l’attend : couper, éplucher, récurer. Chaque tâche semble plus ardue que la précédente. Ses mains, déjà endolories par sa fuite, vont devoir s’habituer à un tout autre enfer.

  • Chapitre 2

    Lieux

    Les ruelles de Séville

    L’entrepôt d’épices

    Les ruelles de Séville

    Les quais

    La cale du navire

    Personnages

    Esteban

    Rafael

    Lucia

    Diego

    Les gardes

    Le molosse

    Un passant ivre

    Séquences clés

    📌 Préparation

    • Observation de l’entrepôt par la bande
    • Détermination du point de fuite (ruelle des artisans)
    • Mise en place du plan : corde, descente silencieuse

    📌 Intrusion

    • Accès discret par le muret
    • Descente dans la cour
    • Extraction des sacs d’épices

    📌 Alerte

    • Apparition du molosse
    • Lucia en danger – Esteban intervient
    • Tonneau renversé → alarme déclenchée
    • Début de la panique

    📌 Fuite

    • Séparation du groupe
    • Esteban devient le seul poursuivi
    • Poursuite haletante à travers les ruelles
    • Obstacle : un garde surgit, détour imposé

    📌 Évasion

    • Esteban arrive aux quais
    • Dernière option : escalader une amarre de navire
    • Monte à bord, se cache dans la cale

    📌 Clôture

    • Sommeil agité → suspense pour la suite
    • Seul, terrifié, Esteban pense aux autres
    • S’enroule dans sa cape, lutte contre le froid et la peur

    Tapie dans l’ombre, la bande d’Esteban observait l’entrepôt. Tout était conforme à ce que Lucia avait décrit : la disposition des caisses, le muret bas pour s’introduire discrètement, l’absence apparente de gardes. Le calme apparent était presque rassurant.

    Rafael, accroupi à côté d’Esteban, scrutait les alentours avec une attention minutieuse. Ses yeux suivaient le parcours à escalader pour rejoindre la cour intérieure. Ils seraient légèrement visibles de la rue, mais la lune n’était pas encore levée. La nuit serait leur meilleure alliée.

    « Tout semble parfait, » murmura-t-il. « Mais si ça tourne mal, personne ne rentre directement au refuge. Trop risqué si on nous suit. On se retrouve derrière l’atelier du maître teinturier Velasco, dans la ruelle des artisans. »

    Esteban, lui, sentait son estomac se nouer. Le plan était pourtant simple : s’introduire silencieusement dans l’entrepôt en profitant de l’obscurité, récupérer un maximum de sacs d’épices, puis s’enfuir avant que quiconque ne les remarque.


    Si des passants dans la rue avaient levé la tête, ils auraient aperçu des silhouettes se fondant dans la nuit, glissant furtivement d’un mur à l’autre avant de disparaître derrière le muret. Mais ces passants étaient tous affairés à leurs tâches : un marchand comptait ses pièces sous la lueur vacillante d’une lanterne, un couple disputait le prix d’un lot de fruits, tandis que des dockers épuisés achevaient leur dernière bière avant l’aube. Personne ne les vit, à part un petit chat tigré qui, posté sur un tonneau, plissait les yeux en les observant. Il s’étira lentement, puis bondit gracieusement vers le muret, poursuivant une quête bien différente de celle des intrus.

    Esteban fut le premier à atterrir dans la cour pavée. Il fléchit légèrement sous l’impact avant de se redresser immédiatement. Lucia suivit avec souplesse, amortissant sa chute en roulant sur l’épaule. Diego, lui, arriva plus lourdement, ses pieds frappant le sol avec un bruit sourd qui fit tressaillir Rafael. Tous se figèrent un instant, scrutant l’ombre et le silence environnants.

    « Diego, sors la corde. On fait vite, » murmura Rafael.

    Lucia et Diego s’affairaient à attacher les sacs les plus légers aux cordes pour les descendre discrètement vers la ruelle. Rafael, toujours en retrait, jetait des coups d’œil nerveux en direction de l’entrée.

    Tout se passait bien, et son inquiétude commençait à s’estomper.

    Jusqu’à ce qu’un grondement sourd monte des ténèbres.


    L’air se figea, vibrant sous le poids de la menace. Puis, d’un bond foudroyant, une masse sombre jaillit de l’ombre, projetant une silhouette monstrueuse sous la lueur tremblotante des torches. Le molosse était immense, son pelage noir hérissé, ses crocs dévoilés dans un rictus de bête affamée. Ses yeux, braises incandescentes, foudroyèrent les intrus. Il était prêt à frapper.

    Lucia étouffa un cri et recula brusquement. Trop brusquement. Son pied heurta un tonneau qui bascula dans un fracas assourdissant. Le bruit résonna dans l’entrepôt comme un coup de tonnerre.

    Une voix s’éleva dehors. « Qui va là ?! »

    « Foncez ! » siffla Diego.

    La panique éclata. Lucia trébucha sur une corde, peinant à retrouver son équilibre. Le molosse bondit.

    Sans réfléchir, Esteban se jeta en avant et frappa de toutes ses forces. Son poing percuta le museau de l’animal, un réflexe appris des rues. Le molosse recula un instant sous l’impact, juste assez pour que Lucia roule hors de portée, haletante mais indemne.

    Les cris des gardes se rapprochaient.

    Rafael et Diego s’étaient déjà éclipsés dans l’ombre. Grâce à l’intervention d’Esteban, Lucia avait réussi à distancer ses assaillants, échappant de justesse à leur emprise. Mais le temps de se relever lui avait coûté de précieuses secondes. Déjà, les gardes se rapprochaient, leurs silhouettes sombres projetées sur les murs par la lueur vacillante des torches. Il pouvait entendre leur souffle court, chargé de rage. Chaque muscle de son corps criait à la fuite, son instinct hurlait qu’il devait bouger, maintenant. Seul, acculé dans la pénombre, tel un larron pris sur le fait, il savait qu’il était désormais leur proie.

    Il devait fuir.


    Son souffle court, son cœur battant comme un tambour de guerre, Esteban s’engouffra dans l’enchevêtrement de ruelles. Derrière lui, les bottes des gardes martelaient le sol, leur cadence implacable résonnant contre les murs de pierre. Chaque tournant était un choix vital, chaque ruelle une possible impasse. L’air nocturne, lourd et chargé d’humidité, collait à sa peau tandis qu’il peinait à reprendre son souffle.

    Il dérapa sur les pavés humides, s’accrochant in extremis à un tonneau pour éviter de s’effondrer. Ses jambes vacillaient sous l’effort, mais il n’avait pas le temps de flancher. Une charrette abandonnée bloquait un passage latéral. Il bondit par-dessus dans un élan désespéré, sentant presque les doigts du garde effleurer son épaule. Une fraction de seconde de plus et il était pris.

    Derrière lui, un fracas. Un garde avait renversé une pile de cageots, provoquant un tumulte de bois éclaté et d’insultes criées. Une voix enragée retentit, perçant la nuit comme un coup de clairon. Esteban bifurqua brusquement, manquant de heurter un passant ivre qui s’effondra en jurant. Une bouteille roula sur les pavés, éclatant dans un tintement strident qui sembla amplifier le chaos environnant. Les cris des gardes s’amplifièrent, se répercutant contre les façades, tout comme les battements de son cœur qui tambourinaient dans ses tempes.

    Son regard accrocha enfin une issue : les quais, bordés de navires qui tanguaient sous la brise nocturne. L’odeur de sel et de poisson envahit ses narines, un contraste brutal avec la sueur qui perlait sur son front. Il pouvait presque entendre le clapotis des vagues contre les coques, une invitation à une fuite impossible.

    « Par ici ! » cria Diego, quelque part dans l’obscurité.

    Esteban amorça un pas vers eux, mais fut stoppé net.

    Un garde émergea de l’ombre, épée au clair, son regard brûlant de détermination. La lumière d’une torche vacillante révéla les plaques de métal ternies de son armure, le rendant aussi implacable qu’un spectre de la nuit. Son souffle rauque témoignait de la traque éreintante, mais il ne comptait pas lâcher prise.

    L’adrénaline explosa dans les veines d’Esteban. Il pivota violemment et s’élança dans la direction opposée, son instinct prenant le dessus. La peur, brute et dévorante, lui donnait l’énergie nécessaire pour continuer, mais jusqu’à quand ? Il se jeta au hasard dans l’obscurité, son seul espoir étant de disparaître avant que la poigne d’acier du garde ne se referme sur lui.


    Il ne savait plus depuis combien de temps il courait. Il était seul, son corps engourdi par l’effort. Les autres devaient l’attendre derrière l’atelier du maître teinturier Velasco, mais il n’osait pas les rejoindre immédiatement. Il devait s’assurer qu’aucun garde ne le suivait.

    Embranchement après embranchement, Esteban s’extirpa des ruelles étroites et réconfortantes pour déboucher sur les quais. Son souffle se coupa un instant : cet espace ouvert l’exposait, le rendant visible à tous. L’instinct lui criait de rebrousser chemin, de se faufiler à nouveau dans l’obscurité des bas-quartiers de Séville, mais un bruit de pas lourds derrière lui figea sa réflexion.

    Les gardes approchaient.

    Il n’avait plus le choix. Il devait avancer dans cet espace découvert, malgré le danger. Sa gorge était sèche, son cœur tambourinait dans sa poitrine. Chaque seconde d’hésitation réduisait ses chances de survie.

    C’est alors que son regard se posa sur une amarre reliant un grand navire aux docks. Son seul espoir.

    Sans réfléchir, il s’y suspendit et se hissa au-dessus des eaux noires. L’amarre grinça sous son poids, son corps tendu par l’effort et la peur. Les voix des gardes s’élevèrent derrière lui, mais il ne ralentit pas.

    Les gardes scrutaient la place du port, leurs cris et invectives résonnant dans l’air froid. S’ils levaient la tête, ils le verraient. Mais il savait que leur attention restait fixée sur les quais et les ruelles adjacentes, rarement sur la mer et les bateaux amarrés. Priant intérieurement pour qu’aucun ne songe à lever les yeux, il continua son ascension.

    Ses doigts glissèrent sur la corde humide, son corps bascula un instant dans le vide. Son cœur s’arrêta, puis il retrouva une prise juste à temps. Dans un dernier effort, il se hissa sur le pont et roula sur les planches, le souffle court.

    Tremblant, le cœur battant, il rampa jusqu’à l’écoutille ouverte et se laissa glisser dans la cale. Son corps s’affaissa contre le bois humide, son souffle rauque résonnant dans l’obscurité.


    Recroquevillé entre deux tonneaux, Esteban frissonnait. L’humidité de la cale s’infiltrait sous sa cape, et l’obscurité pesait sur lui comme un couvercle hermétique. Son souffle était encore saccadé par la course effrénée, son cœur peinant à retrouver un rythme normal.

    Il pensa à ses compagnons, à Diego, qui avait toujours une solution, à Rafael, dont le calme et le leadership inspiraient confiance, et à Lucia, qui parvenait à rire même dans les pires situations. Où étaient-ils à présent ? S’étaient-ils tous retrouvé au point de rendez-vous, tentant de deviner son sort, ou avaient-ils été capturés ?

    Il s’imagina leur réunion : Diego, bras croisés, insistant que le plan était bon et que seul le hasard les avait trahis ; Rafael, posant une main réconfortante sur son épaule, son regard empli d’un soutien silencieux ; Lucia, un sourire en coin, le traitant de tête brûlée d’un ton faussement moqueur. Il leur dirait qu’ils avaient échappé au pire, et qu’un jour, ils en riraient ensemble, même si, en cet instant, la peur leur serrait encore l’estomac. C’était une leçon dure, mais ils en avaient vu d’autres, et ils s’en remettraient.

    Il resserra sa cape autour de lui, tentant d’emprisonner un peu de chaleur contre son corps fatigué. Lentement, malgré la tension encore vivace dans ses muscles, le sommeil l’envahit. Ses paupières s’alourdirent, et bercé par le tangage du navire, il sombra dans un sommeil agité, l’esprit encore hanté par des gardes le poursuivant…

  • Chapitre 1

    Lieux

    Le marché de Séville (quais du Guadalquivir)

    Zone de déchargement du port

    L’entrepôt où sont stockées les épices

    Le refuge des orphelins

    Personnages

    Esteban

    Rafael

    Diego (Loco)

    Lucia

    Mateo

    Le négociant d’épices

    Un vieux garde

    Le chat famélique

    Séquences clefs

    1. Introduction : Séville au XVIᵉ siècle

    • Lumière dorée du crépuscule sur la ville.
    • Ambiance sensorielle forte (odeurs, sons, couleurs).
    • Description vivante du marché : chaos organisé, activité commerciale intense.
    • Installation de l’atmosphère : pauvreté côtoyant richesse, agitation, vie urbaine dense.

    2. Scène d’ouverture : La chasse improvisée (Lucia)

    • Lucia attrape une mouette pour la bande.
    • Introduction dynamique et visuelle de Lucia :
      • Caractéristiques clés : discrète, agile, jeune et fragile, protégée par les garçons.
    • Présentation rapide du groupe d’orphelins :
      • Rafael (chef prudent), Diego (audacieux), Esteban (sensible), Lucia (intuitive).

    3. Observation secrète du quai (Diego introduit le plan)

    • Diego attire l’attention sur une cargaison précieuse d’épices.
    • Introduction du négociant richement vêtu.
    • Première évocation explicite de Mateo :
      • Manipulateur et dangereux.
      • Relations troubles avec Diego, méfiance immédiate de Rafael.

    4. Débat sur les risques du vol (conflit interne dans le groupe)

    • Rafael exprime ses doutes :
      • Crainte des gardes, des chiens, de l’influence néfaste de Mateo.
      • Forte tension dramatique autour de la prudence de Rafael face à l’impatience de Diego.
    • Esteban, discret mais soutien essentiel, apporte son accord prudent.
    • Décision intermédiaire : reconnaissance du lieu avant toute action.

    5. Mission de reconnaissance (Lucia)

    • Rafael donne une mission précise à Lucia : « Suis ces caisses ».
    • Lucia disparaît dans la foule : mise en valeur de ses capacités furtives.
    • Rafael, Diego et Esteban retournent au refuge :
      • Atmosphère plus sombre, changement de décor révélant la dure réalité de leur quotidien.

    6. Le refuge : Précarité et réflexion

    • Description du refuge, sombre, misérable mais chaleureux.
    • Moment de réflexion tendue entre Rafael, Esteban et Diego sur les motivations profondes du groupe :
      • Rafael profondément inquiet par Mateo.
      • Diego argumentant sur l’urgence alimentaire et l’opportunité de sortir de la misère.
      • Esteban silencieux, pris dans ses propres réflexions.

    7. Retour de Lucia et précisions du plan

    • Lucia revient essoufflée, confirmant les informations sur la cargaison.
    • Évaluation précise de la sécurité :
      • Un seul garde, âgé, somnolent près du feu.
      • Absence apparente de chiens.
      • Découverte d’un accès discret par les toits (Lucia démontre encore sa finesse d’observation).

    8. Décision finale de Rafael

    • Moment décisif : Rafael pèse les risques, responsabilités et besoins.
    • Décide finalement de passer à l’action, mais avec prudence extrême :
      • Insiste sur une surveillance supplémentaire avant l’action finale.
      • Importance de suivre ses ordres à la lettre.

    9. Préparation à l’action

    • Enjeu explicite : réussite du vol contre risque élevé d’échec et conséquences potentiellement dramatiques.
    • Atmosphère finale de tension croissante avec la tombée de la nuit.
    • Ambiance dramatique : fin ouverte vers l’action prochaine.

    Le soleil déclinant baignait la ville d’une lumière dorée, projetant de longues ombres sur les ruelles pavées d’une Séville florissante en ce début de 16 siècle, carrefour du commerce entre l’Europe et le Nouveau Monde. La brise marine apporte avec elle un mélange d’embruns et d’effluves de poisson séché, tandis que des volutes de fumée s’élèvent des échoppes où l’on grille encore quelques viandes épicées. Chaque bouffée d’air semble capter un fragment de la ville : le safran, le cumin et le poivre disputent leur présence à l’odeur plus âcre des détritus laissés à même le sol.

    Sur la grande place du marché, le chaos organisé du commerce bat son plein. Des marchands s’égosillent, tentant d’écouler leurs derniers produits avant que les rues ne se vident. Des silhouettes courbées s’affairent, soulevant de lourds sacs de grain, roulant des barriques, transportant des caisses de fruits et de poissons encore frétillants. Plus loin, des pêcheurs terminent de plier leurs filets humides, l’eau salée coulant encore sur les pavés irréguliers. Un chien efflanqué trottine entre les étals à la recherche d’un morceau oublié, tandis qu’un chat perché sur un tonneau observe la scène avec prudence.

    Une mouette, attirée par les reliefs d’un stand abandonné, fond en piqué et se pose lourdement. Ses ailes frémissent un instant, mais à peine a-t-elle eu le temps de replier ses plumes qu’une silhouette agile bondit. Lucia, rapide comme l’éclair, referme ses mains sur l’oiseau avant qu’il ne puisse s’envoler. Elle redresse la tête vers ses trois compères, un sourire satisfait aux lèvres.

    — On aura quelque chose à manger ce soir, dit-elle simplement, brandissant sa prise

    Ils formaient ensemble une bande d’orphelins, comme on en trouvait tant dans cette ville immense et grouillante de vie. Rafael, leur leader, était réfléchi et prudent, préférant peser chaque décision avant d’agir. Diego, lui, était le plus intrépide, toujours prêt à foncer sans attendre. Esteban, bien que n’étant pas le chef, était un soutien dans les moments difficiles, trouvant des solutions créatives aux problèmes auxquels la bande est confrontée. Quant à Lucia, la plus jeune, elle était protégée par les trois garçons, qui veillaient sur elle avec une attention qu’ils n’aurait jamais avouée. 

    Rafael hocha légèrement la tête, mais son attention était déjà ailleurs. Il n’était pas venu ici pour la chasse improvisée de Lucia, mais pour une autre raison bien plus risquée.


    Soudain, Diego s’arrêta près d’un stand abandonné et tapota l’épaule de leur chef Rafael avant de désigner discrètement la scène du menton.

    — Regardez là-bas, murmura-t-il.

    Esteban, Rafael et Lucia suivirent son regard. Un groupe d’hommes s’affairait autour de lourdes caisses. L’odeur d’épices s’en dégageait à mesure qu’elles étaient descendues d’un navire et acheminées vers un entrepôt voisin. Un homme d’âge mûr, richement vêtu, supervisait la manœuvre avec un air satisfait.

    — C’est lui, ajouta Diego. Le négociant dont je vous ai parlé.

    Rafael plissa les yeux.

    — Et tu nous as amenés ici exprès pour nous le montrer, pas vrai ?

    Diego haussa les épaules avec un sourire en coin.

    — Fallait bien que vous voyiez de vos propres yeux. Mateo m’a dit que la cargaison serait déposée ici ce soir avant d’être stockée temporairement dans une cour intérieure.

    Lucia observa les hommes de main qui encadraient le négociant.

    — Il a l’air bien protégé, souffla-t-elle.

    — Ils ne surveillent que le quai. Une fois les caisses dans l’entrepôt et que la nuit tombera, la sécurité va baisser, affirma Diego.

    — Rien ne dit qu’il n’aura pas de gardes là-bas aussi, ou pire, des chiens de garde, rétorqua Rafael, méfiant. J’ai entendu dire que certains marchands lâchent leurs molosses sur les voleurs avant même de donner l’alerte.

    — Mateo connaît bien ce genre d’affaires, continua Diego. Il a ses contacts partout en ville. C’est lui qui m’a parlé de cette cargaison et de l’argent qu’on pourrait en tirer. Il m’a assuré qu’il saurait comment écouler les épices sur le marché noir. Il dit que c’est une occasion en or.


    Rafael jeta un regard autour de lui, s’assura que personne ne prêtait attention à leur discussion, puis se redressa légèrement. Il tourna son regard vers Lucia et, d’une voix basse mais ferme, déclara :

    — Lucia, suis ces caisses. Observe où elles sont stockées et qui les surveille. Fais ce que tu fais de mieux, sois invisible.

    Lucia hocha la tête sans un mot. Elle rabattit un pan de sa tunique usée sur son visage et s’éloigna avec la souplesse d’un chat. Elle se faufila entre les étals, se confondant avec la foule, évitant instinctivement les regards, et disparaissant presque aussitôt dans la masse.

    Rafael se tourna ensuite vers Diego et Esteban.

    — Vous deux, avec moi. On retourne au refuge. On doit parler de tout ça plus calmement.

    Rafael prit la tête du groupe, quittant la place du marché d’un pas rapide. Il jetait des regards furtifs autour de lui, attentif aux moindres mouvements. Diego et Esteban emboîtèrent le pas, se glissant entre les passants sans un mot.

    Alors qu’ils s’enfonçaient dans les ruelles plus calmes, le bruit du marché s’atténuait progressivement, remplacé par l’écho lointain des sabots sur les pavés et le clapotis de l’eau s’infiltrant dans les caniveaux. L’odeur entêtante des épices laissait place à celle plus âcre de la pierre humide et de la fumée de bois.


    Après plusieurs détours dans des passages sombres et mal entretenus, ils atteignirent un réduit sous les combles d’un vieux bâtiment, un espace exigu coincé entre des poutres vermoulues et des murs humides. C’était leur refuge, un abri misérable mais familier. Contre les murs fissurés, des caisses renversées formaient des sièges de fortune, tandis que de vieux tissus troués pendaient sur des cordes, tentant maladroitement de masquer le froid et l’humidité. Un maigre tas de paille servait de couchage à Lucia, et une boîte en fer contenait quelques maigres provisions récupérées ici et là. L’odeur de terre humide et de bois moisi emplissait l’air, mais pour eux, cet endroit représentait la seule véritable stabilité dans un monde hostile.

    Un silence pesa un instant sur le groupe. Esteban était plongé dans ses réflexions. Rafael, lui, fulminait. Il connaissait Mateo, et ce n’était pas une bonne chose. Mateo ne prenait jamais de risques lui-même, préférant manipuler les autres pour faire le sale boulot à sa place. Rafael avait entendu des histoires. Des gamins comme eux qui avaient fait affaire avec lui et qui, un jour, avaient simplement disparu. Officiellement, ils avaient quitté la ville ou trouvé une meilleure opportunité ailleurs. Mais dans les ruelles sombres de Séville, certains murmuraient une autre vérité, plus inquiétante.

    — Mateo, encore lui, grogna-t-il. Ce type ne fait rien sans raison. Il nous envoie toujours au front pendant qu’il reste à l’ombre, attendant qu’on lui rapporte la marchandise. On ne peut pas lui faire confiance.

    Diego se tourna vers lui, son expression plus sérieuse.

    — Je sais ce que tu penses, Rafa. Mais on doit manger. Si on ne tente rien, on restera coincés à chercher des restes. C’est notre chance de faire mieux.

    Rafael se passa une main sur le visage, visiblement partagé entre sa prudence et la dure réalité de leur quotidien.

    — J’aime pas ça, finit-il par dire, la mâchoire serrée. Mais je suppose qu’on n’a pas d’autres options.

    Esteban prit une profonde inspiration et hocha lentement la tête.

    — D’accord. Mais on repère d’abord. On ne fait rien tant qu’on ne sait pas exactement à quoi s’attendre.

    Diego sourit, satisfait.

    — C’était prévu.


    Alors qu’ils discutaient encore des risques et des opportunités, Lucia réapparut à l’entrée du refuge, essoufflée mais triomphante. Tous se tournèrent vers elle.

    — Alors ? demanda Rafael, inquiet.

    — J’ai suivi les caisses après qu’elles aient quitté le quai. Elles ont été stockées exactement là où Mateo l’avait prédit, confirma-t-elle.

    Diego sourit, satisfait.

    — Vous voyez ? Il ne raconte pas que des mensonges.

    — Et les gardes ? Des chiens ? Comment on peut rentrer en douce ? demanda Rafael, les bras croisés, sa voix plus tendue que d’ordinaire. Il n’aimait pas les incertitudes, et encore moins l’idée de lancer sa bande dans un plan bancal.

    Il fixa Lucia, cherchant à capter le moindre signe d’hésitation dans son regard. Il savait qu’elle était habile, la meilleure d’entre eux pour filer sans se faire voir. Mais même elle pouvait rater un détail.

    — Un seul vieux garde, répondit Lucia avec assurance, se redressant légèrement. Il reste à l’intérieur, près de la cheminée, les yeux mi-clos. La lumière du feu l’éblouit, il ne verra rien tant qu’on reste dans l’ombre et qu’on ne fait aucun bruit. ce ne sera pas un danger.

    Elle marqua une pause, son regard de Rafael appuyé sur elle. Elle savait qu’il voulait être sûr. Qu’il ne prendrait pas sa parole à la légère.

    Rafael fronça les sourcils, pesant les informations de Lucia. Il savait qu’elle était fiable, mais il voulait s’assurer qu’aucun détail ne lui avait échappé.

    — Tu es sûre qu’il n’y a pas de chiens ? insista-t-il, son regard perçant fixé sur elle.

    Lucia hocha la tête sans hésitation.

    — Pas vu de chien, et je n’ai entendu aucun aboiement, affirma-t-elle. Même quand les hommes transportaient les dernières caisses, tout était calme. S’il y en avait, ils auraient réagi à tout ce mouvement.

    — Franchement, Rafa, si on commence à imaginer tout se qui peut mal se passer, on va jamais se lancer.

    Son sourire en coin tentait de masquer l’excitation qu’il peinait à contenir. Il savait que Rafael ne plaisantait pas avec la prudence, mais il espérait faire retomber la pression, au moins un peu.
    — Tu es sûre qu’il n’y a pas d’autres entrées ? Pas d’autres passages qu’on n’aurait pas remarqués ?

    Lucia plissa les yeux, revoyant mentalement chaque détour qu’elle avait pris.

     — Il y a un passage possible, reprit Lucia après un instant de réflexion. Un petit muret qui longe l’arrière du bâtiment. Il est en mauvais état et pas très haut, on pourrait l’escalader pour atteindre les toits. De là, il y a une ouverture qui mène directement à la cour. C’est un chemin difficile, mais je doute que le marchand ait conscience de ce point faible.

    Rafael inspira profondément. Il avait vu trop de plans tourner mal à cause d’un détail ignoré. Mais Lucia était méthodique, et elle ne prenait jamais ses observations à la légère.

    Rafael prit une profonde inspiration, réfléchissant. Il avait toujours appris que l’excès de confiance pouvait être fatal, mais Lucia était méthodique, et elle ne donnait jamais d’informations hasardeuses. Il hocha lentement la tête, encore hésitant.

    À quelques pas du groupe, un chat famélique s’approcha, ses côtes saillantes visibles sous son pelage en bataille. Il avait pris ses habitudes ici.

    Lucia l’observa un instant, puis glissa une main dans sa poche et en sortit un petit morceau de pain durci. Elle hésita,  puis s’accroupit lentement, tendant la main vers l’animal.

    Le chat recula d’un bond, méfiant, ses yeux jaunes scrutant chaque mouvement. Il resta figé un instant, avant d’avancer par à-coups, prêt à détaler au moindre geste brusque. Finalement, il saisit le pain entre ses crocs et disparut aussitôt dans l’ombre d’une ruelle.

    Lucia suivit sa silhouette disparaître dans l’obscurité, puis murmura :

    — Regardez le! toujours à courir après une bouchée, toujours prêts à fuir.

    Rafael serra la mâchoire, son regard se posant brièvement sur Lucia. Elle était revenue de sa mission essoufflée, mais surtout, elle paraissait encore plus frêle sous la lumière vacillante. Il savait que Diego était prêt à se lancer tête baissée dans cette affaire, persuadé qu’un bon coup leur permettrait de souffler quelques semaines. Mais Rafael, lui, voyait plus loin. Il connaissait les risques, il savait ce que signifiait travailler avec Mateo. Pourtant, la faim tordait les ventres et le froid s’infiltrait jusque dans leurs os. Il n’aimait pas ce plan, mais il ne pouvait ignorer l’urgence de leur situation. Il expira lentement, puis hocha la tête.

    Rafael expira lentement, son regard allant de Diego à Lucia avant de se poser sur Esteban. Il savait que le moment était venu de trancher. Il hésita un instant, cherchant encore une raison d’annuler cette folie. Mais Lucia avait tout vérifié, et Diego, pour une fois, semblait prêt à écouter ses consignes.

    — D’accord. On y va ce soir. Mais on surveille encore une heure avant d’entrer. On observe les allées et venues, on s’assure qu’il n’y a pas d’imprévu. Si quelque chose nous semble louche, on laisse tomber. Compris ?

    Rafael fixa Diego et Lucia, s’assurant qu’ils comprenaient bien la gravité de la situation.

    — Pas de place pour l’improvisation. Vous suivez mes ordres à la lettre.

    Les ombres s’allongeaient sur les murs de Séville alors que la décision était prise. Ce soir, à la faveur de la nuit , ils passeraient à l’action. Pas de temps pour l’hésitation, pas de marge pour l’erreur. Ils savaient désormais où frapper, et il n’y avait plus qu’à attendre que l’obscurité leur offre sa protection.

  • Prologue

    Séville, 1535

    Le vent gonflait les voiles du Sol Dorado, une frégate élégante dont la proue arborait un soleil d’or resplendissant sous la lumière mourante du crépuscule. La mer, sombre et capricieuse, ondulait sous la caresse du vent, tandis que les premières lumières de Séville scintillaient au loin, telles des braises éparpillées sur l’horizon.

    Sur le pont, une silhouette se détachait, droite et impassible. Une ombre familière aux hommes du bord, une présence forgée par l’océan et les tempêtes. Le capitaine.

    Les gabiers s’activaient avec une précision presque chorégraphiée, leurs mains rugueuses tirant sur les cordages, repliant les voiles du Sol Dorado tandis que le navire glissait lentement vers les quais de Séville. Les cris des matelots se mêlaient aux bruissements des voiles et aux grincements du bois fatigué par le voyage. L’eau, en contrebas, clapota contre la coque, impatiente d’avaler l’ancre.

    Une fois les amarres solidement fixées, des hommes se précipitèrent dans les cales, extirpant des ballots de précieuses épices aux senteurs capiteuses. L’air se chargea d’effluves de cannelle, de poivre et de muscade, une fragrance envoûtante qui contrastait avec l’odeur âcre du port.

    Surplombant la scène, le capitaine observait, son regard acéré scrutant chaque transaction, chaque échange de pièces d’or. Derrière lui, les voiles repliées claquaient sous la brise nocturne, comme une promesse de départ imminent.

    Sa chevelure noire, balayée par le vent, encadrait un visage buriné par le sel et le soleil. Ses yeux, autrefois incertains, brillaient d’une détermination implacable. Il portait une tunique finement brodée, souvenir d’une cour lointaine, et à sa ceinture pendait un sabre au pommeau d’ivoire, témoin muet d’un passé de conquêtes.

    À ses côtés, une femme drapée de soie et d’or observait l’horizon, un sourire énigmatique sur les lèvres. Une princesse. Une souveraine venue d’une contrée exotique aux confins du monde, qui avait su apprivoiser le loup de mer à ses côtés. Leur histoire était de celles que les marins chuchotent au coin du feu : un destin né dans la fureur des océans, scellé par des serments murmurés sous un ciel étoilé.

    Le capitaine surveillait le déchargement, échangeait quelques mots, négociait des tarifs. L’or changeait de mains, une partie revenait à son équipage, une autre à ses financiers. Mais il lui en resterait suffisamment.

    Sa compagne s’approcha, sa voix douce, presque un murmure, effleura son oreille.

    — C’est ici que tu as grandi ?

    Sa voix était douce, presque prudente, comme si elle avait senti l’orage sous la surface.

    Un silence. Une bouffée d’air marin s’engouffra dans sa poitrine, mêlée aux souvenirs d’une époque révolue. Il scruta la ville, cherchant les ruelles où il avait grandi. Elles étaient là, inchangées. Pourtant, elles lui semblaient irréelles, comme un tableau dont il aurait oublié avoir été l’un des sujets.

    Les ruelles crasseuses, l’ombre des façades qui dévoraient le jour, la faim qui tordait ses entrailles… L’homme se souvenait du vent glacé qui fouettait son visage d’enfant, des pavés humides sous ses pieds nus.

    Son cœur se serra—un battement, à peine. Il détourna le regard, l’émotion refoulée aussi vite qu’elle était montée. Un fantôme du passé, voilà tout. Il se souvenait du vent glacé qui fouettait son visage d’enfant, des pavés humides sous ses pieds nus. Un instant, il crut presque sentir à nouveau cette faim insatiable, ce vide au creux du ventre qu’aucun rêve ne pouvait apaiser. Puis, son regard se posa sur un enfant en guenilles, recroquevillé contre un mur de pierre, les yeux vides fixant le sol. Une vision de lui-même, des années plus tôt.  Tout cela lui semblait lointain, appartenant à un autre homme, un spectre que la mer avait englouti.

    Un silence. Il fixa les toits sombres de la ville, ses traits figés dans une expression indéchiffrable.

    — C’était il y a longtemps, finit-il par dire, la voix plus rauque qu’il ne l’aurait voulu.

    Elle l’observa, devinant ce qu’il ne disait pas. Un léger frisson parcourut son échine.

    — Tu n’aimes pas en parler.

    Un sourire froid, sans joie, effleura ses lèvres.

    — Il n’y a rien à en dire. Ce n’était pas une vie.

    Elle posa une main sur son bras, douce et ferme à la fois.

    — Et pourtant, c’est elle qui t’a mené jusqu’à moi..

    Un temps révolu. Il laissa ses yeux errer sur les quais, sur la foule en contrebas, avant de revenir vers elle.

    — Mais je ne regrette pas d’en être parti. Ici, tout m’étouffe. L’air, les rues, les regards. Rien n’a changé, sauf moi. Je ne suis plus fait pour cette ville.

    Un silence s’étira entre eux, chargé de choses non dites. Puis, il expira lentement, son regard se portant sur l’horizon.

    — Reprenons la mer dès que possible. J’ai des amis dans les îles des Caraïbes, de nouvelles routes à ouvrir. Je ne veux pas rester ici… pas plus longtemps que nécessaire.

    Son regard se perdit un instant sur les eaux sombres, puis un sourire fugace effleura ses lèvres.

    — Naviguons. Tant que le vent nous porte, nous sommes libres.

  • Contexte

    Au début du XVIe siècle, les épices sont l’une des marchandises les plus précieuses en Europe. Leur rareté et leur coût élevé en font un enjeu majeur pour les puissances européennes. Depuis la chute de Constantinople en 1453, l’Empire ottoman contrôle les routes commerciales reliant l’Asie à l’Europe, imposant des taxes élevées et limitant l’accès aux marchands occidentaux.

    Face à cette situation, les Portugais, pionniers de la navigation maritime, cherchent de nouvelles routes pour s’approvisionner directement en épices. En 1498, Vasco de Gama atteint l’Inde en contournant l’Afrique, établissant un monopole portugais sur le commerce des épices grâce à une série de comptoirs stratégiques en Afrique de l’Est et en Asie. Ce contrôle exclusif enrichit considérablement le Portugal, qui devient une puissance dominante dans le commerce mondial.

    Pendant ce temps, l’Espagne, qui mise sur l’ouest après les découvertes de Christophe Colomb, tente de rivaliser avec son voisin. Toutefois, les territoires découverts en Amérique, bien qu’immenses, n’apportent pas immédiatement les richesses espérées. L’or et l’argent ne sont pas encore exploités à grande échelle, et les ressources locales offrent des perspectives limitées en comparaison aux routes asiatiques.

    Face à cette rivalité croissante, le pape Alexandre VI arbitre la situation avec le traité de Tordesillas en 1494, un accord qui divise le monde entre l’Espagne et le Portugal le long d’un méridien imaginaire. Le Portugal obtient la domination sur l’Afrique et l’Asie, consolidant son monopole sur le commerce des épices grâce à ses comptoirs en Inde et aux Moluques. En contrepartie, l’Espagne se voit attribuer les terres à l’ouest, y compris le Nouveau Monde. Cependant, ces nouvelles possessions ne garantissent pas immédiatement des revenus comparables à ceux générés par le commerce asiatique. L’Espagne doit donc explorer d’autres solutions pour assurer sa place dans l’économie mondiale.

    C’est dans ce contexte que Ferdinand Magellan, un navigateur portugais au service de l’Espagne, propose une solution audacieuse : atteindre les îles aux épices (les Moluques) en ouvrant une voie maritime par l’ouest, évitant ainsi les routes contrôlées par les Portugais. Son pari repose sur l’hypothèse d’un détroit reliant l’Atlantique à une mer inconnue à l’ouest, qui deviendra plus tard le Pacifique. Son expédition vise à trouver une route directe vers l’Asie sans passer par les territoires sous contrôle portugais. Après avoir soumis son projet à Charles Quint, ce dernier accepte de financer l’expédition, voyant une opportunité de briser l’hégémonie portugaise et d’étendre l’influence espagnole. En 1519, Magellan met en place une expédition ambitieuse, composée de cinq navires et environ 270 hommes de diverses nationalités, prêts à affronter l’inconnu.

    Notre aventure débute à Séville, quelques jours avant que la flotte ne largue les amarres. La ville est en effervescence, rythmée par les préparatifs de dernière minute.