Catégorie : magellan

  • Chapitre 11

    Esteban s’approcha de Rodrigo, qui affûtait la lame de son couteau sur une pierre, son visage marqué par la fatigue mais concentré sur son geste. Le jeune garçon hésita un instant, puis se lança :

    — Qu’est-ce qui va se passer maintenant ? On dirait que tout le monde est sur les nerfs.

    Rodrigo leva à peine les yeux, testant le fil de sa lame du bout du doigt.

    — Les capitaines et Magellan se réunissent sur le navire amiral, répondit-il enfin. Ils doivent décider de la suite.

    Il marqua une pause, scrutant l’horizon d’un air pensif. Soudain, son regard s’attarda sur un point au loin. Il plissa les yeux, puis tapota l’épaule d’Esteban.

    — Regarde là-bas, la chaloupe du capitaine est en vue. On va bientôt être fixés. Les capitaines vont prendre leur décision, mais je parie que Magellan va vouloir temporiser. Les navires ont besoin de réparations, et avec l’hiver qui approche, il voudra éviter de perdre des hommes inutilement.

    Esteban hocha la tête, observant le feu qui crépitait devant eux. Une rafale de vent glacial les fit frissonner.

    — Et l’équipage ? Ils n’ont pas l’air d’aimer cette idée.

    Rodrigo laissa échapper un bref rire sans joie, essuyant sa lame sur un pan de sa manche.

    — Personne n’aime attendre, gamin. Surtout pas quand la faim commence à nous grignoter plus vite que le froid.

    Des pas lourds résonnèrent sur la passerelle alors que le capitaine du navire remontait à bord. Son visage était fermé, ses traits tirés par une tension palpable. Les marins cessèrent leurs activités en le voyant approcher, échangeant des regards inquiets. Il venait de quitter le navire amiral, où une réunion d’urgence s’était tenue. D’un geste sec, il fit signe aux hommes de se regrouper sur le pont. Les discussions s’éteignirent, et un silence chargé d’appréhension s’installa. Quelques marins croisèrent les bras, d’autres s’appuyèrent sur le bastingage, attendant l’annonce qui s’annonçait mauvaise. Tous comprirent immédiatement que de mauvaises nouvelles allaient être annoncées.

    — Ordre de Magellan, déclara-t-il enfin d’une voix rauque. Nous allons hiverner ici. Dès demain, les rations seront réduites.

    Un grognement s’éleva de la foule. Des têtes se secouèrent, et un murmure de mécontentement se propagea parmi l’équipage. Certains échangèrent des regards sombres, d’autres baissèrent les yeux, résignés.

    Un frémissement parcourut l’assemblée, puis les protestations éclatèrent, d’abord en murmures, puis plus distinctement. Un marin aux traits burinés par le vent plissa les yeux et grogna :

    — Et les cales alors ? On se prive alors qu’elles débordent de vivres ? pesta un marin aux tempes grisonnantes, les poings crispés.

    — Pourquoi rationner quand on a ce qu’il faut ?! grommela un second, croisant les bras, défiant du regard le capitaine.

    Le capitaine serra la mâchoire, observant un instant les hommes devant lui. Il comprenait leur colère, mais l’autorité de Magellan n’était pas sujette à débat. Pourtant, il savait qu’un simple ordre ne suffirait pas à calmer l’agitation croissante. Ses doigts se crispèrent un instant sur le pommeau de son épée, avant qu’il ne reprenne d’une voix plus mesurée. Il inspira profondément avant de poursuivre :

    — Ce ne sont pas mes ordres, ce sont ceux de Magellan. Il veut s’assurer que nous tiendrons quoi qu’il arrive. Si l’hiver s’étire, on ne peut pas se permettre d’être pris au dépourvu. C’est ça ou risquer de ne pas voir le printemps.

    Le murmure ne s’éteignit pas complètement, quelques marins échangeant encore des regards pesants. Un homme, les bras croisés, souffla à voix basse : “Et si on n’a plus confiance en ceux qui nous commandent ?” Le capitaine fit semblant de ne pas entendre, mais son regard se durcit. Luis “Mouette” se pencha vers Esteban et chuchota :

    — On dirait que l’ordre du capitaine ne convainc pas grand monde…

    Le capitaine du navire, visiblement conscient de la grogne grandissante, annonça :

    — Deux équipes seront formées. L’une ira sur la côte pour récupérer les “gros oiseaux sans ailes” – ces créatures semblent faciles à capturer. L’autre ira à l’intérieur des terres pour tenter de ramener du gibier plus conséquent.

    — Magellan autorise une expédition de chasse, déclara le capitaine, cherchant à capter l’attention des marins. On a besoin de viande fraîche pour tenir l’hiver. Ceux qui veulent se porter volontaires, préparez-vous dès demain matin.

    Un silence accueillit ses paroles, avant qu’un marin ne souffle avec amertume :

    — Ah, donc on peut aller chercher du gibier, mais on ne peut pas toucher aux vivres qui dorment dans les cales ?

    — On crève de faim alors qu’on est assis sur des réserves pleines, renchérit un autre, le regard sombre.

    Le capitaine pinça les lèvres, mais ne répliqua pas immédiatement. Après un instant, il lança, d’un ton plus bas mais sans appel :

    — Vous voulez passer l’hiver en vie ou pas ? Parce que si on mange tout maintenant, on ne tiendra pas trois mois. Magellan ne plaisante pas avec ça. Maintenant, ceux qui veulent partir, tenez-vous prêts.

    Un compromis fragile, une tension latente. L’expédition de chasse fut décidée, mais l’amertume ne disparaissait pas totalement du regard des hommes.

    Le matin venu, l’équipage se rassembla sur le pont, leurs visages marqués par la faim et l’inquiétude. Le capitaine désigna Rodrigo pour mener l’expédition, son regard passant lentement sur les marins présents.

    — Toi, Rodrigo, tu connais le terrain mieux que quiconque. Tu prendras six hommes avec toi et tu mèneras l’équipe qui ira chasser à l’intérieur des terres. Trouvez-nous de quoi tenir. L’autre groupe s’occupera des oiseaux sur la côte.

    Rodrigo hocha la tête sans un mot, l’habitude de recevoir des ordres bien ancrée en lui. Il balaya le groupe du regard avant de désigner Esteban d’un signe du menton.

    — Toi, le gamin, t’es assez vif. Ça te fera du bien de voir autre chose que le pont d’un navire.

    Esteban sentit son cœur s’emballer. C’était l’occasion qu’il attendait. Sans réfléchir, il acquiesça vivement.

    — Luis, toi aussi, ordonna Rodrigo.

    Mouette haussa les épaules avec un sourire nerveux.

    — Tant qu’on évite de croiser quelque chose qu’on ne connaît pas, ça me va.

    Les autres marins sélectionnés rassemblèrent leurs affaires sans un mot. La tension était palpable, l’ombre du rationnement planant toujours sur eux.

    — En route, lança Rodrigo. On doit revenir avant la tombée de la nuit.

    Le groupe descendit à terre et s’éloigna progressivement des navires. La mer disparut bientôt derrière eux, remplacée par une immensité sauvage balayée par le vent.

    Après plusieurs heures de marche, Esteban repéra les premières traces dans la neige, des empreintes qu’il ne reconnaissait pas. Rodrigo s’agenouilla pour les examiner, ses doigts effleurant la surface froide.

    — Ça ressemble à du gibier, murmura-t-il, mais c’est étrange… Je ne reconnais pas ces empreintes. Elles sont en groupe, comme celles des cerfs en Espagne, mais plus allongées, plus fines… On dirait qu’ils ont des pattes plus élancées.

    Les hommes échangèrent un regard. Enfin, une chance d’améliorer leur sort. L’excitation monta parmi les hommes, convaincus qu’ils venaient de trouver une source de nourriture fraîche.

    Après plusieurs kilomètres de traque, ils atteignirent un plateau dominant une vallée encaissée. L’air vif portait avec lui des effluves sauvages et le bruissement discret de la brise contre les hautes herbes. En contrebas, un troupeau de guanacos broutait paisiblement, leurs silhouettes élancées se détachant sur le relief rocailleux. Les animaux, méfiants, levaient parfois la tête, humant l’air, avant de reprendre leur repas, ignorant encore la présence des chasseurs embusqués sur la crête.

    Rodrigo scruta le paysage, son regard aguerri analysant les déplacements du troupeau. Il plissa les yeux, fronça les sourcils.

    — On ne les attaque pas ce soir, déclara-t-il finalement, sa voix calme mais ferme. La lumière tombe vite, et si on les manque, on ne les reverra jamais.

    Un soupir collectif s’éleva, partagé entre soulagement et frustration. La fatigue commençait à se faire sentir, et les muscles endoloris par la marche aspiraient au repos. Luis “Mouette” haussa les épaules avec une moue résignée.

    — Alors autant profiter d’un feu et d’un peu de chaleur, dit-il en ramassant une poignée de brindilles sèches.

    Sans un mot de plus, ils entreprirent de monter un campement rudimentaire à l’abri d’une paroi rocheuse. La nuit s’annonçait glaciale, et le feu qu’ils allumèrent projetait des ombres vacillantes sur leurs visages marqués par l’effort et la faim.

    Ils installèrent leur campement à l’abri d’une paroi rocheuse, allumant un feu pour repousser le froid mordant. La viande promise par la chasse à venir soulevait l’enthousiasme, mais une autre forme d’agitation couvait sous la surface. La nuit étoilée offrait une illusion de liberté, loin des regards autoritaires du capitaine et de ses lieutenants.

    Autour du feu, les discussions prirent rapidement un ton plus audacieux.

    — Je commence à croire que Magellan ne nous dit pas tout, grogna un marin, les bras croisés contre le froid.

    Un marin tourna lentement un morceau de biscuit entre ses doigts. Il s’effrita comme de la poussière avant même qu’il ne l’approche de sa bouche. Il jeta un regard amer aux flammes. “C’est pas ça qui va nous tenir tout l’hiver.”

    Un autre, assis un peu plus loin, croisa les bras en tapotant du pied. “Et dire que nos cales débordent. Drôle de façon de nous garder en vie, non ?”

    Un marin s’humecta les lèvres, hésita, puis souffla en regardant les autres. “T’as vu comment il parle aux nôtres ? Moi, je l’aurais mal pris.”

    Son voisin hocha lentement la tête. “J’ai vu Cartagena quitter le navire amiral l’autre soir… Il avait une tête à pas avoir envie de revenir.”

    Esteban écoutait attentivement, fasciné par la tournure que prenait la conversation. Il était encore jeune et ignorait bien des enjeux politiques qui agitaient l’équipage. Mais une phrase en particulier le marqua profondément :

    Un marin attisa le feu avec un bâton, le regard fixé sur les flammes. “Ici… personne pour écouter.” Il laissa planer un silence, ses yeux suivant les étincelles qui montaient vers le ciel. “Personne pour répéter, non plus.”

    Un silence pesant s’abattit sur le groupe, brisé seulement par le crépitement du feu. Esteban ne comprenait pas encore toute la portée de ces paroles, mais il sentait confusément qu’il venait d’être témoin de quelque chose d’important, de dangereux même.

    Rodrigo, jusque-là silencieux, redressa la tête et promena son regard sur les hommes rassemblés autour du feu. Il inspira lentement, mesurant ses mots avant de parler.

    — C’est bien beau de refaire le monde au coin d’un feu, mais demain, on va avoir besoin de toutes nos forces. Si on veut ramener de quoi tenir l’hiver, il faudra être rapides et précis. Pas question de traîner. Je veux tout le monde debout à l’aube, reposé et prêt.

    Sa voix, grave et tranchante, coupa net les murmures restants. Certains marins acquiescèrent silencieusement, d’autres resserrèrent leurs manteaux autour d’eux en se préparant à dormir.

    Il jeta un dernier regard au feu qui crépitait, puis se leva, s’étirant lentement. L’ombre vacillante de Rodrigo s’étira sur la paroi rocheuse, accentuant la dureté de son expression. Autour du feu, quelques marins échangèrent des regards furtifs avant de détourner les yeux. Certains baissèrent la tête, feignant de s’intéresser aux flammes, tandis que d’autres resserrèrent leurs manteaux, comme si le froid s’était soudainement fait plus mordant.

    Un silence pesant s’installa. Le vent sifflait entre les roches, soulevant des volutes de sable qui s’insinuaient dans les vêtements. Loin dans l’obscurité, un craquement résonna, trop fort pour être ignoré, mais personne ne bougea. Esteban frissonna, incapable de dire si c’était le froid ou l’impression fugace d’un danger tapi dans l’ombre qui le saisissait. Il regarda les visages des autres, figés dans l’attente d’un son supplémentaire, d’un signe que la nuit ne leur réservait pas de mauvaises surprises. Rodrigo s’éloigna légèrement du cercle du feu, scrutant les ténèbres avant de revenir vers eux, son expression plus grave que d’ordinaire. L’un des marins, les yeux fixés sur les flammes qui vacillaient, murmura enfin :

    — On croit tenir la barre… Mais c’est le courant qui décide…

    Personne ne répondit. Un à un, les hommes s’allongèrent, laissant le feu mourir lentement.

  • Chapitre 10

    Depuis plusieurs semaines, les cinq navires poursuivaient leur route vers le sud. L’escale au Brésil, où les marins avaient goûté à la chaleur et à l’abondance, semblait désormais un lointain souvenir. Le froid s’intensifiait, s’insinuant sous les manteaux usés, tandis que la mer se faisait plus capricieuse, soulevant de hautes vagues qui secouaient la flotte. L’enthousiasme du départ cédait la place à une résignation silencieuse.

    Les marins murmuraient entre eux. Selon certaines rumeurs, Magellan possédait des informations fiables affirmant que le passage vers l’ouest se trouvait au 40e parallèle. Mais les jours passaient et l’horizon restait noyé dans une brume épaisse qui rendait toute observation difficile. Seuls les relevés quotidiens du pilote permettaient de mesurer leur lente progression.

    Perché sur le mât principal du Santiago, Rodrigo dirigeait les gabiers, s’assurant que les voiles tenaient bon sous l’humidité ambiante. Près de lui, Esteban s’accrochait aux cordages, son regard fixé sur la mer voilée par le brouillard.

    « Allons-nous enfin atteindre le fameux passage ? » demanda-t-il, haussant la voix pour couvrir le vent.

    Rodrigo resta pensif, avant de hausser les épaules. « Les rumeurs disent qu’il est ici. On verra bien.»

    Comme pour répondre à ses paroles, une rafale soudaine déchira la brume, révélant un vaste estuaire bordé de terres basses. Les vagues s’y calmaient, et le reflet argenté du ciel donnait à l’eau un aspect fantomatique.

    Rodrigo plissa les yeux, un éclair d’excitation passant fugacement dans son regard. « Tu vois ce passage ? C’est lui qui va ouvrir une nouvelle voie pour la couronne d’Espagne. C’est un moment historique.»

    Esteban sentit un frisson parcourir son dos. Il voulait y croire, mais une ombre de doute planait. Rodrigo, lui, était déjà en train de descendre du mât. « Redescendons et annonçons la bonne nouvelle au capitaine ! »

    Sur le pont, l’excitation fut de courte durée. Un marin s’était agenouillé près du bastingage, sa main trempant dans l’eau. « Elle est douce ! » s’exclama-t-il. Un silence tendu s’installa avant qu’une rumeur de déception ne se propage parmi l’équipage.

    La nouvelle parvint à Magellan, mais il refusa de se laisser abattre. Il ordonna l’exploration approfondie de l’estuaire. Le Santiago fut envoyé en éclaireur tandis que d’autres navires longeraient la côte vers le sud.

    A bord du Santiago, Esteban observait les marins en silence. L’exaltation du matin était retombée. Rodrigo se rapprocha et posa une main sur son épaule.

    « Pourquoi continuons-nous à explorer cette embouchure ? L’eau est douce, ce n’est pas la mer.»

    Rodrigo soupira. « On suit les ordres, c’est tout. Mais c’est vrai que les commandants semblent chercher à tâtons…»

    Soudain, le Santiago fut secoué par un courant inattendu. Un marin hurla, les rames gémirent sous la pression. Serrão ordonna aussitôt de rebrousser chemin. L’exploration était un échec.

    De retour dans la flotte principale, la tension monta. Lors d’une réunion sur le Trinidad, Serrão et les autres capitaines firent leur rapport. Cartagena prit la parole d’un ton tranchant.

    « L’échec du 40e parallèle prouve que ce passage n’existe pas.»

    Magellan ne cilla pas. « Nous continuerons. » Son ton était sans appel.

    Cette nuit-là, un complot se fomenta. Sur un autre navire, dans une cale éclairée à la lanterne, Cartagena et Quesada réunirent plusieurs officiers espagnols.

    « Personne n’est jamais descendu plus bas que le 40e parallèle, murmura Quesada. Et si la terre n’avait pas de fin ?»

    Esteban, caché derrière des barils, capta des bribes de la conversation. Son estomac se noua.

    Les jours suivants, la flotte poursuivit sa route vers le sud. L’hiver approchait. Les vents, de plus en plus forts, ralentissaient la progression. Sur le pont du Santiago, les hommes travaillaient avec moins d’entrain, et certains retardaient volontairement leurs manœuvres.

    Enfin, ils atteignirent le 45e parallèle sud. L’atmosphère était électrique. Diego, d’un ton railleur, souffla à Esteban : « Tu crois qu’il sait vraiment où il va ? »

    Le soir même, Magellan convoqua les capitaines. Son verdict fut clair : « Nous hivernerons ici.»

    Un silence glacial s’installa. Certains officiers espagnols quittèrent la réunion sans un mot. Sur le pont, des chuchotements se multiplièrent. La mutinerie n’avait pas encore éclaté, mais elle était proche.

    Mouette s’approcha d’Esteban et murmura, sombre : « On est morts avant même d’avoir vu le bout du monde.»

  • Chapitre 9

    La vie sur le navire était rythmée par le claquement des vagues contre la coque et le grincement incessant du bois sous la pression du vent. Le sel s’infiltrait partout, s’accrochant aux vêtements et piquant la peau, tandis que l’odeur âcre du goudron et des cordages humides emplissait l’air. Esteban accomplissait toutes les petites corvées. Un jour, alors qu’il balayait le pont, il remarqua le pilote du navire, occupé à manipuler ses instruments et ses cartes. Soudain, l’un des objets lui échappa et tomba lourdement sur le sol. Frustré, le pilote jura entre ses dents, avant de poser son regard sur Esteban.

    “Toi, le mousse ! Ne reste pas planté là, viens m’aider !” aboya-t-il. “Ramasse ça et porte mon matériel, j’ai une réunion avec le capitaine et je ne peux pas être en retard.”

    Esteban obéit sans discuter, ramassant les instruments dont il ignorait totalement le fonctionnement. Il suivit le pilote à travers les couloirs du navire, jusqu’à la cabine du capitaine.

    La pièce était spacieuse pour un navire, éclairée par quelques lanternes qui projetaient des ombres dansantes sur les murs de bois. Une grande table occupait le centre, recouverte de cartes annotées et d’instruments de navigation : un quadrant, un compas, et un bâton de Jacob posés méthodiquement à côté d’un sablier.

    Le pilote lui fit signe de poser le matériel sur la table. Tout en marmonnant, il vérifia ses documents et ordonna à Esteban de rester et de servir les rafraîchissements durant la réunion.

    Le capitaine entra peu après, le visage grave. Il s’approcha immédiatement de la carte étalée devant eux.

    “Alors, où en sommes-nous ?” demanda-t-il d’une voix ferme.

    Le pilote traça du doigt un chemin sur la carte, son visage marqué par l’hésitation. “Capitaine, Nous avons suivi la côte jusqu’ici… si l’on en croit les dires des marins portugais qui pensent avoir découvert une nouvelle voie d’accès vers l’ouest aux alentours du 40e parallèle, nous devrions y arriver d’ici quelques dizaines de jours…  mais n’oublions pas que ces marins ne se sont pas engagés dans cette voie d’acces…”

    Le capitaine hoche lentement la tête, observant la carte. “Nous pourrions avancer en longeant la côte encore quelques semaines, le capitaine Magellan est persuader que le passage existe et que celui-ci est bien la voie d’acces decrite par les dires de ces marins.”

    Le capitaine posa un regard déterminé sur lui. “Nous ne sommes pas venus jusqu’ici pour faire demi-tour. Nous allons continuer.”

    Esteban, silencieux, observa les instruments posés sur la table. Le pilote prit alors un quadrant et le leva légèrement.

    “Ces instruments t’intéressent ?” demanda-t-il d’un ton plus doux qu’à l’accoutumée.

    Esteban baissa les yeux, redoutant d’avoir laissé transparaître trop de curiosité. Il savait que sa place ne lui permettait pas d’interroger librement les officiers.

    “N’aie pas peur,” reprit le pilote avec un léger sourire. “La curiosité n’est pas un défaut, bien au contraire. Pose tes questions.”

    Le mousse hésita, puis osa enfin demander : “Comment savez-vous où nous sommes ? L’océan est toujours le même… il n’y a aucun repère.”

    Le pilote hocha la tête, puis leva son quadrant devant lui. “C’est ainsi que nous savons où nous sommes. En mesurant la hauteur du soleil à midi, nous déterminons notre latitude. Le compas nous permet de garder notre cap. Quant au bâton de Jacob, il nous aide à affiner nos mesures en observant les astres.”

    Il marqua une pause, avant d’ajouter d’un ton plus grave : “Mais la longitude, c’est une autre histoire. Nous devons l’estimer, en comptant les jours et en mesurant notre vitesse avec le loch et le sablier. Sans point de repère précis, c’est comme naviguer à l’aveugle sur une mer sans fin.”

    Il posa doucement le quadrant sur la table et ajouta d’un ton mesuré : “Mais rassure-toi, pour l’instant, nous longeons la côte et nos cartes sont encore fiables. Ce sera une tout autre affaire une fois que nous entrerons dans ces eaux inconnues vers l’ouest, celles dont parlent les marins. Là, nous serons véritablement seuls face à l’inconnu.”

    Esteban ressortit de la cabine et retrouva Rodrigo sur le pont, le regard encore perdu dans les discussions qu’il venait d’entendre. Le marin, occupé à nouer un cordage, leva un sourcil en le voyant approcher.

    “T’as l’air songeur, gamin. T’as vu un fantôme là-dedans ?” lança-t-il avec un sourire en coin.

    Esteban hésita, puis lâcha : “Ils parlent d’un passage au sud… Ils ne savent pas s’il existe vraiment. mais si ce passage n’existe pas?….”

    Rodrigo soupira, resserrant son nœud d’un geste précis. “Les capitaines rêvent de gloire et de découvertes. Nous, on pense surtout à survivre jusqu’à demain.” Il tapota l’épaule du mousse. “Reste concentré sur ton boulot, c’est ça qui te gardera en vie.”

    Esteban ne répondit pas immédiatement, son esprit oscillant entre l’enthousiasme d’un avenir inconnu et la réalité brutale du quotidien en mer. Il lui rapporta ce qu’il avait entendu, mais le marin haussa simplement les épaules.

    “C’est l’affaire des pilotes et des capitaines, pas la nôtre, gamin. Nous, on obéit et on navigue.”

  • Chapitre 8

    Lieux

    Navire

    Plage de la baie

    Cercle de la fête (autour du feu)

    Personnages

    Esteban

    Lomo

    Carvalho

    Rodrigo

    Salvatore

    Les autochtones (groupe)

    femme indigène

    enfant indigène

    Séquences clefs

    Arrivée dans la baie

    • Vue poétique et sensorielle de la côte
    • Agitation à bord, marins fébriles
    • Premiers dialogues légers et moqueurs

    Débarquement

    • Esteban touche terre avec émotion
    • Découverte de la jungle et de ses sons/odeurs

    Premier contact

    • Approche prudente des autochtones
    • Dialogue par gestes et regards
    • Installation du troc sur la plage

    Troc

    • Scène structurée : mise en place / observation / interactions
    • Esteban découvre les logiques de valeur différentes
    • L’épisode comique de la carte du roi contre six poules

    Début de la fête

    • Crépuscule, feu allumé
    • Tambours, chants et danses ritualisées
    • Partage du vin, euphorie partagée

    Révélation de Carvalho

    • Introduction dramatique : un enfant métis est présenté
    • Dialogue figé, silence tendu, émotion
    • Reconnaissance implicite du passé de Carvalho

    Fusion des cultures

    • Fête se prolongeant avec complicité
    • Traduction facilitée par Carvalho
    • Esteban participe pleinement : danse, musique, nourriture
    • Sensation de liberté, de communion, de répit

    Esteban se tenait à la proue, son regard rivé sur la courbe majestueuse de la baie de Santa Lucía, qui s’ouvrait peu à peu devant leurs yeux. À l’aube naissante, les premiers rayons du soleil teintaient la mer d’un or délicat, et la fine brume matinale dévoilait, par touches successives, un rivage d’une beauté saisissante. Des bancs de sable pâle, presque argentés sous cette lumière douce, se dessinaient le long d’une végétation luxuriante où se mêlaient palmiers, fougères géantes et arbres à la ramure foisonnante. Plus loin, de hautes formations rocheuses émergeaient, drapées de vert, comme autant de sentinelles protégeant l’immense baie.

    Après des semaines en mer, Esteban peinait à croire à cette vision : l’air chaud et humide, les murmures de la jungle encore inconnue, tout lui paraissait à la fois réel et irréel. La terre, d’ordinaire associée à la promesse d’un simple répit, prenait ici des allures de paradis neuf. Sous la caresse de la brise, le parfum discret de fleurs tropicales parvenait déjà jusqu’au navire, enivrant le jeune mousse. Il retint son souffle un instant, fasciné par cette nature magnifique et exubérante.

    Derrière lui, l’équipage s’agitait dans une effervescence palpable. Chacun s’affairait avec une énergie renouvelée, les voix s’élevaient en plaisanteries bruyantes, et les gestes se faisaient plus vifs. Un marin lançait une corde à un autre, qui l’attrapait avec dextérité avant de la nouer prestement. Un autre bondit sur un tonneau pour mieux observer la côte, ses yeux plissés par l’excitation.

    L’envie de toucher terre, de sentir la solidité du sol sous leurs pieds, se lisait sur tous les visages. Quelques marins, impatients, se penchaient déjà par-dessus le bastingage, tentant d’apercevoir une pirogue ou une silhouette indigène sur la rive, échangeant des paris à voix haute sur qui les accueillerait en premier.

    « Je suis déjà venu ici, » lança un vieux marin à la barbe tressée, Carvalho, un sourire en coin. « Vous verrez, le peuple d’ici est des plus accueillants. »

    Un silence amusé s’installa un instant, avant que Lomo, le cuisinier, ne laisse échapper un rire grave. Les autres marins échangèrent des regards entendus, certains hochant la tête avec un sourire en coin. Esteban, intrigué, sentit une pointe de curiosité l’envahir. Quel genre d’accueil l’équipage attendait-il réellement ?

    La tension mêlée d’excitation gagnait le navire tout entier, et déjà, certains préparaient leurs ballots en prévision du troc à venir. L’odeur du sel, du bois humide et du poisson séché emplissait l’air tandis que la côte approchait inexorablement.

    Lomo attrapa Esteban par l’épaule d’un geste brusque, le tirant de sa contemplation. « Garçon, il est grand temps que tu touches terre. T’as la mine d’un poisson trop longtemps hors de l’eau ! » Il éclata de rire avant de tapoter son ventre avec un air satisfait. « Et puis, rien de mieux que des vivres frais. Quelques fruits bien juteux et du poisson grillé, ça remet les idées en place. »

    Esteban plissa les yeux, un sourire en coin. « Tu veux dire que tu as surtout besoin de bras pour porter tes caisses, c’est ça ? »

    Lomo éclata d’un rire grave, secouant la tête. « Évidemment, gamin ! Un mousse motivé, c’est une bénédiction en mer. Allez, secoue-toi, j’ai pas toute la journée ! » Il lui donna une tape dans le dos avant de s’éloigner, laissant Esteban esquisser un sourire mi-amusé, mi-résigné.

    Lorsque la chaloupe toucha la plage, Esteban sauta à terre, impatient de découvrir ces contrées exotiques. Le sable était chaud sous ses pieds, et les hautes frondaisons bruissaient sous la brise.

    ***

    Les autochtones s’approchaient prudemment, curieux et méfiants, vêtus de pagnes colorés et ornés de bijoux faits de coquillages et de plumes. Les premiers échanges furent hésitants, les regards scrutateurs, mais rapidement, des sourires remplacèrent la méfiance. À travers quelques gestes et expressions, le dialogue s’installa, fait de rires, de mimiques et d’étonnements réciproques.

    Vint ensuite la scène du troc. Esteban observa avec fascination la procédure, ne s’attendant pas à une telle organisation. Les marins déroulèrent de grandes toiles sur le sable, y disposant divers objets de métal, des miroirs et des perles colorées, brillants sous le soleil. Les indigènes s’approchèrent prudemment, leurs regards oscillant entre curiosité et méfiance. Certains effleuraient les miroirs du bout des doigts, stupéfaits de voir leur propre reflet.

    Lomo, qui se tenait près d’Esteban, croisa son regard perplexe et sourit. « C’est comme ça que ça fonctionne, gamin. On ne parle pas la même langue, alors on met ce qu’on veut échanger en évidence et on attend de voir ce qu’ils proposent en retour. Pas de paroles, juste des gestes et des regards. »

    Devant les objets des marins, les indigènes commencèrent à déposer leurs propres trésors : des fruits exotiques aux formes étranges, des plumes aux couleurs éclatantes, de petites sculptures finement taillées et même quelques animaux vivants, comme de jeunes singes et des perroquets criards. L’échange se faisait lentement, dans une atmosphère à la fois sérieuse et bon enfant. Chaque camp jaugeait l’autre, évaluant silencieusement si l’échange valait la peine.

    Un marin aux joues creusées, nommé Salvatore, fouillait nerveusement dans sa besace. Les miroirs et haches s’étaient déjà échangés contre des fruits et des perles. « Ah, voilà ! » fit-il en tirant un paquet de cartes à jouer un peu usées.

    Il jeta un coup d’œil circulaire, hésitant, avant de tendre l’une des cartes — celle qui portait la figure d’un roi en majesté — à un indigène intrigué. L’homme toucha délicatement l’illustration de son doigt, essayant de comprendre le personnage étrange aux couleurs vives. Autour de lui, d’autres se rapprochèrent, échangèrent quelques mots et poussèrent des exclamations devant l’image.

    À la surprise générale, l’un d’eux se saisit de quatre poules, solidement entravées aux pattes, et les déposa face à Salvatore. Un autre ajouta encore deux volatiles, tous caquetant furieusement.

    — Six poules ? Juste pour une carte ?! s’exclama Esteban, les yeux ronds.

    Salvatore haussa les épaules avec un sourire en coin.

    — Que veux-tu, gamin ? Tout est une question de perspective.

    Les indigènes, eux, regardaient la carte comme un trésor inestimable. Ils se tapaient sur l’épaule, manifestement fiers d’avoir décroché ce précieux trophée.

    Rodrigo, amusé, murmura :

    — Deux mondes différents, deux regards sur la même chose…

    Lomo, qui arrivait les bras déjà chargés de fruits exotiques, cligna de l’œil.

    — Hé, le plus important, c’est qu’on reparte le ventre plein et qu’ils conservent un objet qui les émerveille. Tout le monde est gagnant, non ?

    Esteban hocha lentement la tête, comprenant que la valeur des choses dépendait du regard de chacun. Peu à peu, le troc s’intensifiait sous les rires et exclamations, chaque camp cherchant à obtenir le meilleur échange possible.

    ***

    Peu à peu, le soleil déclinait à l’horizon, déposant sur la mer des reflets orangés. Sur la plage, le troc prenait fin dans une ambiance de plus en plus détendue. Les grands paniers de fruits exotiques et les colliers de plumes trouvaient preneurs, tandis que les miroirs et babioles de métal disparaissaient dans les mains émerveillées des autochtones. Esteban, tenant sous le bras une petite sculpture de bois finement taillée, remarqua la clarté du ciel se teinter de rose et de pourpre.

    Déjà, on rassemblait du bois sec pour allumer un feu, et les premières flammes dansaient sur les visages rieurs. Un marin fit passer un broc de vin, un autre sortit un tambourin de sa besace, et quelques autochtones entamèrent une mélodie chantée d’une voix grave et rythmée. Rodrigo, un sourire aux lèvres, donna une tape dans le dos d’Esteban :

    « La journée a été riche en échanges, mais la nuit promet d’être encore plus belle. Va donc aider Lomo à préparer ce que nous allons partager avec nos hôtes. On dirait bien que la fête ne fait que commencer ! »

    Intrigué et déjà conquis par l’atmosphère naissante, Esteban esquissa un large sourire. Le moment était venu de passer de la simple curiosité à la véritable rencontre, autour des chants et des rires.

    Tandis que les derniers trocs se concluaient sur la plage et que quelques marins commençaient déjà à discuter autour d’un petit feu, Salvatore arriva en secouant une gourde de cuir. Il l’ouvrit, fit mine d’en humer le contenu, puis murmura avec un sourire en coin :

    « Le commerce, c’est bien joli, mais ça donne soif ! »

    Plusieurs marins éclatèrent de rire et s’approchèrent aussitôt pour se faire servir une rasade de vin, attirant dans leur sillage quelques autochtones intrigués.

    Un ancien s’avança lentement, levant un bras vers le ciel. Aussitôt, un jeune homme autochtone s’élança, battant le sol d’un pied vif, initiant une danse rituelle. Les tambours résonnèrent, et, presque instinctivement, marins et indigènes s’assemblèrent autour du feu, prêts à fêter cette rencontre

    Alors que la nuit tombait, une fête improvisée débuta. Rodrigo, qui observait les interactions avec un œil attentif, se tourna vers Esteban. « Nous aurons besoin d’un interprète si nous voulons mieux comprendre ces gens. » Il balaya la foule du regard, puis appela un marin d’un geste de la main.

    « Carvalho! Viens ici ! »

    Un homme d’âge mûr s’approcha, sa peau tannée par le soleil et ses traits marqués par des années en mer. Il avait un regard vif et un sourire en coin. « Qu’est-ce que tu veux, Rodrigo ? » demanda-t-il en croisant les bras.

    Rodrigo se tourna vers Esteban. « Carvalho a vécu plusieurs années parmi les peuples de cette côte. Il parle leur langue. C’est peut-être l’un des seuls ici à pouvoir vraiment échanger avec eux. »

    Alors que la fête battait son plein sur la plage, Esteban se tenait près du feu, les mains crispées autour d’une coupe de vin. Le vacarme des tambours, les rires des marins et des autochtones mêlés, tout lui donnait le tournis.

    ***

    C’est alors qu’un murmure se répandit parmi les villageois, tandis qu’un vieil homme, accompagné d’une femme indigène, s’avançait lentement. Derrière elle, un petit garçon métis, d’environ sept ans, fixait l’équipage d’un regard curieux.

    —Carvalho, dit le vieil indigene d’une voix grave, en s’adressant au marin qui s’apprêtait à porter un gobelet à ses lèvres.

    Autour du feu, le silence retomba brutalement. Carvalho laissa échapper un sursaut, écarquillant les yeux.

    — Je… Quoi ? souffla-t-il, en prenant conscience que tout le monde le fixait.

    La femme indigène poussa doucement l’enfant devant elle. Le garçon leva un regard timide vers le marin, tandis que le vieil homme répétait, cette fois en langue locale, quelques paroles que Carvalho semblait comprendre.

    « Un murmure se propagea dans l’assemblée. Carvalho, d’abord perplexe, sentit son cœur se serrer :

    — Il dit… qu’il est mon fils.

    Le marin resta figé. Autour de lui, le silence s’épaissit, comme si même la mer s’était arrêtée de respirer. Il scruta le visage de l’enfant, cherchant dans ses traits une vérité qu’il n’osait affronter.

    Un frisson parcourut l’assemblée. Esteban, de son côté, n’osait même plus respirer. Il vit le visage de Carvalho se décomposer, puis s’éclairer d’une émotion inexprimable.

    — J’ai… j’ai vécu ici jadis, murmura-t-il, la voix brisée. Mais je n’avais aucune idée…

    L’enfant, d’abord craintif, fit un pas en avant, comme pour toucher la manche de l’homme qui se tenait devant lui. Et dans ce geste hésitant, toute l’assemblée devina les conséquences de ce passé que Carvalho croyait enterré. Il s’approcha des autochtones, échangea quelques paroles fluides avec eux, et rapidement, l’ambiance se détendit encore plus.

    Grâce à lui, les échanges devinrent plus riches et significatifs, et Esteban, fasciné, écouta avec avidité. Les marins partagèrent du vin et des biscuits secs, tandis que les autochtones offrirent leur propre nourriture, une sorte de pain fait de manioc et des viandes rôties au feu de bois. Des chants et des danses s’élevèrent sous la voûte étoilée, Esteban se laissant emporter par l’ambiance chaleureuse. Il tapa des mains en rythme avec les tambours, observa émerveillé les danses rituelles et goûta aux fruits juteux qui lui étaient offerts. Loin du dur quotidien à bord, il se sentit, pour un instant, libre et insouciant.

  • Chapitre 7

    Lieux

    Pont principal

    Pont inférieur obscur (lieu du défi des nœuds)

    Gréement (haubans, mâts, voiles – lieu de formation intense et dangereuse des gabiers)

    Entrepont exigu (hamacs, lieu de repos spartiate)

    Personnages

    Rodrigo

    Esteban

    Vicente

    Luis “Mouette”

    Marin anonyme (moqueur)​

    Le Cuisinier « Lomo » (Bartolomé Salcedo)

    Séquences clefs

    1. Départ des Canaries

    • Équipage partagé entre excitation et crainte
    • Silence pesant, immensité de l’océan ressentie

    2. Défi des nœuds marins

    • Rodrigo enseigne les nœuds à Esteban
    • Défi ludique mais sérieux lancé par Vicente (bandeau, obscurité)
    • Esteban perturbé par bousculades réalistes, réussit le test

    3. Formation au métier de gabier

    • Apprentissage physique exigeant sous autorité de Rodrigo
    • Vertige vaincu progressivement par Esteban
    • Importance cruciale de la coordination et de la confiance

    4. Confrontation à la tempête

    • Esteban relève l’épreuve avec succès, renforçant sa place dans l’équipage
    • Préparation intense de l’équipage à la tempête
    • Esteban impliqué dans manœuvres dangereuses sur les haubans
    • Apparition spectaculaire du feu de Saint-Elme

    Cela faisait plusieurs jours que le navire avait quitté les îles Canaries. L’ambiance à bord avait changé. Les marins, bien conscients qu’ils ne reverraient pas de port accueillant avant de longs mois, oscillaient entre l’excitation de l’aventure et l’appréhension face aux épreuves qui les attendaient.

    L’immensité de l’océan se dévoilait peu à peu, et avec elle, le poids du voyage à venir. Les conversations se faisaient plus rares, laissant place au bruit du vent dans les voiles et au craquement du bois sous la houle.

    Le navire fendait les flots tumultueux de l’Atlantique, bercé par les vents capricieux et les courants puissants. L’équipage, accoutumé aux longues traversées, s’affairait sur le pont, s’assurant que chaque voile était tendue à la perfection et que les cordages résistaient aux assauts des bourrasques salines.

    La vie spartiate de la caravelle avait repris son rythme de métronome. Chaque marin suivait une stricte organisation dictée par le tintement régulier de la cloche, marquant inlassablement les quarts de veille. Ceux qui montaient sur le pont, transis par l’air marin, prenaient leur poste sous le regard scrutateur des officiers, tandis que ceux qui descendaient trouvaient un maigre répit dans l’entrepont exigu, où les hamacs s’entremêlaient dans un espace confiné. Le moindre écart était aussitôt corrigé d’un regard sévère ou d’un ordre sec, car ici, la rigueur et la discipline étaient les seuls remparts contre le chaos et la mort.

    ***

    Esteban, sous la surveillance de Rodrigo, apprenait peu à peu les rudiments de la navigation, nouant une relation d’admiration et de respect envers les vieux loups de mer qui l’entouraient.

    Rodrigo croisa les bras, observant Esteban avec attention. “Noeud de cabestan,” ordonna-t-il d’une voix ferme.

    Esteban, concentré, attrapa le cordage et, en quelques gestes précis, forma le nœud demandé. Il tira dessus pour vérifier sa solidité avant de lever les yeux vers Rodrigo.

    Le gabier hocha la tête, impassible. “Bien. Et maintenant, un nœud de chaise.”

    Sans hésiter, Esteban s’exécuta avec la même assurance. Un deuxième gabier, un marin robuste au crâne rasé, que l’équipage appelait Vicente, s’approcha et siffla d’admiration. “Pas mal, gamin. Mais crois-tu pouvoir les faire dans l’obscurité ?”

    Un silence s’installa, bientôt rompu par des ricanements et des murmures excités parmi les marins. Le défi était lancé.

    Rodrigo fixa Esteban, un éclat amusé dans le regard. “Alors ? Prêt à prouver que ce n’était pas un simple coup de chance ?”

    Un attroupement se forma, les matelots cherchant un peu de distraction dans cette traversée monotone. Certains misaient déjà sur la réussite ou l’échec du garçon, tandis que d’autres chuchotaient entre eux, curieux de voir s’il saurait reproduire ses gestes dans l’obscurité complète du pont inférieur.

    Vicente s’approcha d’Esteban avec un morceau de tissu enroulé autour de sa main. Il le fit tournoyer quelques instants avant de s’arrêter devant lui, un sourire en coin.

    “Gamin, il fait sombre dans le pont inférieur, mais une nuit sans lune, éclairée juste par les étoiles, c’est encore autre chose. Pour que le défi soit réel, tu vas devoir les faire avec un bandeau sur les yeux.”

    Des rires discrets s’élevèrent autour d’eux tandis que Vicente nouait fermement le tissu autour des yeux d’Esteban. Il tapota son épaule et ajouta d’un ton malicieux : “Les paris vont bon train. Personnellement, j’ai misé sur ta réussite, alors applique-toi… et rapidement !”

    Esteban inspira profondément et commença à exécuter les nœuds un à un, ses mains allant d’instinct d’une boucle à l’autre. L’équipage observait en silence, retenant son souffle. Mais soudain, un marin, frustré d’avoir parié sur son échec, se leva et lança avec un sourire provocateur : “Ce ne sont pas les vraies conditions!”

    D’un geste, il fit signe à quelques complices qui se mirent à bousculer Esteban dans tous les sens, éclatant de rire. “Ça, c’est la houle que tu ressens sur les haubans et le bastingage !” lança-t-il, moqueur.

    Malgré les secousses et les rires autour de lui, Esteban serra les dents. Ses mains continuaient de travailler, plus fébriles mais toujours précises. Les nœuds n’étaient peut-être plus aussi parfaits, mais ils tenaient bon. Lorsque le dernier fut achevé, un silence s’installa avant qu’un cri ne fuse : “Il l’a fait !”

    Rodrigo croisa les bras, une lueur de fierté dans le regard. L’équipage applaudit, certains grognant d’avoir perdu leur mise, tandis que ceux qui avaient parié sur la réussite du garçon se réjouissaient, mais tous étaient content d’avoir brisé la monotonie du voyage par un instant de camaraderie et de défi relevé.Un vieux briscard s’approcha de Rodrigo, les mains noueuses croisées sur sa poitrine, le regard perçant. Il observa Esteban un instant avant de lâcher, d’une voix rocailleuse :”Finalement, on va pouvoir transformer ce passager clandestin en un vrai gabier. S’il résiste au vertige et à la montée des haubans, il pourrait bien intégrer l’équipe des gabiers. Nous avons besoin d’un homme agile de ses mains, capable d’assurer des manœuvres précises dans le gréement.”

    Il jeta un regard vers Esteban, qui écoutait sans oser interrompre. “Ce n’est pas qu’une question d’habileté. Il devra aussi apprendre à travailler en parfaite coordination avec les autres, à répondre aux ordres sans hésitation. L’unisson, c’est ce qui fait la différence entre un bon gabier et un homme perdu en mer.”

    Rodrigo hocha la tête, un sourire en coin. “On verra s’il en est capable. Les haubans l’attendent.”

    ***

    Esteban commença sa nouvelle vie de gabier, plongé dans un quotidien rythmé par les ordres précis et la rigueur du travail en hauteur. Chaque jour, il répétait inlassablement les gestes essentiels : hisser, ferler, larguer, prendre ou diminuer les ris. Mais ce qui marquait le plus son apprentissage, c’était l’escalade des haubans.

    Les premiers jours, il avait senti le vertige lui tordre l’estomac en montant à plusieurs mètres au-dessus du pont, ses mains crispées sur les cordages, ses pieds cherchant un appui stable sur les étais mouvants.

    Rodrigo observait Esteban redescendre après un exercice éprouvant.

    “Tu ne grimperas jamais aussi vite qu’un vrai gabier si tu continues à hésiter. L’océan ne pardonne pas les hésitations.”

    Rodrigo veillait à ce qu’il ne perde pas pied, l’obligeant à grimper plus haut chaque jour, le forçant à exécuter des manœuvres en hauteur même lorsque le vent faisait tanguer dangereusement le gréement. Ses bras et ses jambes se durcissaient à force d’efforts, ses mouvements devenaient plus sûrs, plus précis. Il apprenait à se suspendre sans crainte, à bouger avec l’aisance d’un marin chevronné, à faire corps avec le navire qui dansait sur l’Atlantique.

    Il savait qu’à chaque instant, une chute pouvait lui être fatale, mais il comprenait aussi que le moindre doute pouvait le condamner. Être gabier, c’était être un acrobate du vent, un funambule du large.

    Esteban, encore essoufflé par l’exercice, essuyait ses mains rugueuses contre son pantalon. Il sentait le regard des autres sur lui, pesant, évaluateur. Alors qu’il s’apprêtait à se redresser, une ombre se glissa à ses côtés, s’accroupissant sans bruit. Luis, un mousse un peu plus âgé, lui lança à voix basse :

    “Rodrigo n’est pas du genre à complimenter, mais s’il continue à te tester, c’est qu’il croit que tu peux y arriver.”

    Esteban esquissa un sourire. Peut-être qu’il n’était plus un étranger sur ce bateau.

    Il devait aussi apprendre à travailler en parfaite coordination avec les autres gabiers. Les opérations exigeaient une synchronisation sans faille, dictée par des signaux et des cris brefs portés par le vent. Une hésitation, une erreur, et c’était toute la manœuvre qui risquait de tourner à la catastrophe. Loin de l’adrénaline des défis et des paris du début, Esteban prenait conscience de l’exigence impitoyable du métier : être gabier, c’était mettre sa vie entre les mains des autres et leur confier la sienne, suspendu au gréement, à des dizaines de mètres au-dessus du pont battu par les embruns.

    ****

    Esteban, le regard fixé sur l’horizon infini, ressentait un mélange d’excitation et d’appréhension. Pour la première fois, il prenait conscience de l’immensité de l’océan et du défi qu’ils avaient entrepris.

    Les jours passaient, rythmés par les quarts de veille et les manoeuvres incessantes. Des chants de marins résonnaient parfois pour briser la monotonie de l’infini bleuté.

    Mais bientôt, les nuages noirs s’amoncelèrent à l’horizon, annonçant une tempête redoutable. L’équipage se prépara en silence, conscient que les heures à venir mettraient leur courage et leur habileté à rude épreuve…

    Le ciel s’assombrit, chargé de nuages menaçants qui s’amoncellent à l’horizon. Un vent violent s’élève, sifflant entre les haubans et faisant claquer les voiles avec une force inquiétante. L’équipage s’active en hâte, certains resserrant les cordages tandis que d’autres sécurisent les cargues pour éviter qu’elles ne se détachent sous les rafales. Les ordres fusent sur le pont, couverts par le grondement du tonnerre qui commence à gronder au loin. Les marins échangent des regards furtifs, conscients que la tempête qui approche ne sera pas une simple bourrasque.

    Esteban sentit son estomac se nouer alors que Rodrigo, le maître gabier, rassemblait son équipe. « Écoutez-moi bien ! La tempête arrive, on réduit la voilure. Personne ne fait de folie, et surtout, personne ne tombe ! » Sa voix portait au-dessus du tumulte, chaque mot résonnant avec gravité. Le regard du maître se posa sur lui, perçant, pesant, lui rappelant cruellement qu’il était le plus jeune, le moins expérimenté. Il déglutit difficilement, sentant les battements de son cœur s’accélérer. Il devait prouver qu’il en était capable.

    Esteban sent la peur monter, mais Rodrigo et un autre gabier plus expérimenté le rassurent. « Accroche-toi toujours avec ta longe, gamin. Et garde tes pieds bien calés sur le cordage, » dit l’un d’eux en lui donnant une tape sur l’épaule.

    Les gabiers commencent l’ascension dans les haubans. Esteban grimpe à son tour, ses mains engourdies par le froid et les embruns qui le fouettent. Le vent hurle, rendant les ordres presque inaudibles. « Plus vite, Esteban ! » crie Rodrigo au-dessus de lui. Il s’accroche du mieux qu’il peut, suivant le rythme des plus expérimentés. Une rafale violente secoue le navire et manque de l’arracher du gréement. « Tiens bon, bon sang ! » lance un gabier en voyant son hésitation.

    Arrivé à la vergue, il aide à affaler la voile en la saisissant et en la repliant progressivement sur elle-même, tout en l’arrimant avec des garcettes. « Ne la lâche pas tant qu’elle n’est pas bien serrée ! » hurle Rodrigo. Il pense la tâche terminée, mais ce dernier lui crie qu’il faut encore s’occuper de la voile supérieure. Cela signifie grimper encore plus haut, jusqu’à la hune.

    Le gréement danse sous les assauts du vent. Esteban manque un échelon du hauban, rattrape sa prise de justesse et continue de grimper. « Bien joué, gamin, mais sois plus attentif ! » grogne Rodrigo. Avec son aide, il replie la voile supérieure, veillant à bien la lover pour éviter qu’elle ne se détache. Les embruns et la pluie rendent chaque geste plus difficile. Tout à coup, une lueur étrange illumine le sommet des mâts : un feu de Saint-Elme. « Par tous les diables… » murmure un marin en contrebas. L’équipage observe le phénomène avec fascination et crainte.

    Redescendu sur le pont, Esteban interroge Rodrigo sur cette étrange lumière bleutée. « C’est un signe de protection, ou un avertissement, selon les croyances, » explique Rodrigo. « Peu importe, on a encore du travail. »

    Malgré la fatigue, Esteban se sent privilégié d’avoir assisté à ce spectacle. Épuisé, il rejoint enfin les hamacs avec les autres gabiers, son corps endolori par l’effort, mais son esprit encore marqué par l’épreuve et la magie de la mer.

  • Chapitre 6

    Lieux

    Auberge/Taverne du port

    Personnages

    Esteban

    Rodrigo

    Miguel

    Álvaro

    Marin sceptique

    Séquences clefs

    Ambiance initiale

    • Immersion dans l’auberge bruyante
    • Introduction des personnages autour d’une table

    Proposition d’un retour à Séville

    • Rodrigo annonce l’offre d’Álvaro
    • Miguel exagère les risques qu’il évite ainsi

    Flashbacks et souvenirs d’Esteban

    • Séville, la bande, la nostalgie
    • Tiraillement émotionnel

    L’appel de l’aventure

    • Discours flamboyant de Miguel
    • Vision idéalisée de l’expédition à venir

    Le scepticisme du marin inconnu

    • Mise en garde, paroles dures
    • Tension verbale croissante dans l’auberge

    Tension et interruption

    • Début de confrontation
    • Calme restauré par l’aubergiste

    Déclic intérieur

    • Réflexion intense d’Esteban
    • Dialogue imaginaire avec Rafael
    • Vision intime de ses amis restés à Séville

    Le choix

    • Esteban rejette la voie du retour
    • Il choisit l’expédition, l’aventure, l’inconnu

    Clôture symbolique

    • Rodrigo et Miguel célèbrent son intégration
    • Esteban annonce sa décision

    Le vacarme de l’auberge bourdonnait autour d’eux, un mélange de chants de marins, de discussions bruyantes et du claquement des chopes contre le bois usé des tables. Une serveuse débordée arriva enfin à leur table, déposant les chopes en soufflant. “Pardon pour l’attente, mais il semble que tout le port ait décidé de boire ce soir.”

    Elle ne s’attarda pas, repartant aussitôt vers une autre table où un marin réclamait du vin en frappant sur le bois. Rodrigo attrapa sa bière sans y prêter attention, mais Miguel suivit du regard la serveuse avec un sourire en coin.

    “Ce petit brin de fille me ferait presque oublier la mer, tiens !” lança-t-il en riant.

    Rodrigo secoua la tête, amusé, avant de se tourner vers Esteban. Une chandelle vacillante projetait des ombres mouvantes sur le visage d’Esteban alors qu’il terminait sa première chope.

    “J’ai une bonne nouvelle pour toi, gamin. J’ai rencontré une vieille connaissance, Álvaro, sur le port. Son navire embarque pour Séville et il m’a confirmé qu’il pouvait te prendre à bord. Tu as une place pour rentrer chez toi.”

    Miguel éclata de rire et secoua la tête. “Tu ne sais pas la chance que tu as d’avoir Rodrigo avec toi ! Sans lui, tu aurais pu moisir ici des mois, à errer sur les quais en quête d’un capitaine prêt à t’embarquer. Et en attendant ? Tu aurais mendié ton pain, vécu au jour le jour comme tant d’autres, en espérant qu’un navire ait besoin d’un mousse affamé.”

    Rodrigo haussa les épaules avec un sourire complice. “Ne va pas croire que je t’ai offert ça sans raison. Tu as su prouver ta valeur ces derniers jours. Ton travail acharné, ta débrouillardise… c’est ça qui m’a permis de négocier ta place. Personne ne t’embarquerait pour tes beaux yeux, gamin.”

    Esteban sentit son cœur se serrer. Séville. Ses rues poussiéreuses, les ruelles familières où il s’était faufilé tant de fois. La bande. Rafael, leur chef, toujours en train de planifier leur survie, deux coups d’avance sur les ennuis. Diego, bondissant d’un toit à l’autre en riant. Lucia, la plus fragile d’entre eux…

    L’idée de rejoindre ses amis lui serra la gorge. Séville lui manquait déjà. Il revoyait Rafael, assis sur un muret, Diego, rieur, Lucia, fragile. Ses amis lui manquaient et il ne voulait pas les trahir. Ici, dans cette auberge étrangère, tout lui semblait lointain… un poids immense le quitta, un poids dont il n’avait jusqu’à présent pas conscience de porter… il pouvait rentrer chez lui…

    Mais alors, pourquoi cette pointe d’excitation au creux de son ventre ? Pourquoi l’idée de reprendre le même quotidien lui semblait-elle… fade ? Ici, l’air sentait le sel et l’inconnu. Là-bas, il retrouverait la faim et les mêmes ruelles sombres. Et s’il n’était pas fait pour une vie dans l’ombre ?

    Il inspira profondément et hocha la tête. “Merci, Rodrigo. J’imagine que ce genre d’opportunité n’arrive pas tous les jours.”

    Il baissa les yeux sur sa chope, traçant des cercles du doigt sur le bois usé de la table. “Et puis… ça fera une belle aventure à raconter à Séville.”

    Miguel posa sa chope avec un sourire en coin et secoua la tête. “Une aventure, oui… mais rien comparé à celle qui nous attend ! Tu n’as encore rien vu, gamin.”

    Il se pencha légèrement vers Esteban, ses yeux brillant d’excitation. “Nous allons ouvrir de nouvelles routes, découvrir des terres dont personne ne connaît encore le nom. Ce n’est pas une expédition comme les autres. Mais ça, tu le sais déjà… nous reviendrons plus riches que tous les marchands de Séville réunis. L’or et les épices couleront à flot. Les Portugais ont leurs routes, nous aurons les nôtres. Ils croient dominer le commerce des Indes, mais l’Espagne est prête à leur montrer qu’ils ne sont pas les seuls à pouvoir ouvrir de nouvelles voies.”

    Miguel tapa du poing sur la table, faisant vibrer les chopes. “Et c’est ça, l’aventure ! La vraie ! On racontera notre histoire dans toutes les tavernes d’Espagne, et les marins écouteront nos exploits avec envie. Les plus jeunes rêveront de suivre nos traces, et les vieux loups de mer diront qu’ils auraient voulu être à notre place. Et puis, imagine ! Les femmes tomberont sous le charme de nos récits, les belles dames des ports suspendues à nos lèvres, fascinées par nos épreuves et nos triomphes. Peut-être qu’enfin, on nous regardera comme des hommes qui ont bravé l’impossible.”

    Un ricanement brisa le silence. Un marin plus âgé, accoudé à une table voisine, secoua la tête et laissa échapper un rire amer. “Des foutaises, tout ça. Une mission suicide. Ceux qui partent ne reviennent jamais.”

    Rodrigo haussa un sourcil. “T’as quelque chose à dire, l’ami ?”

    L’homme croisa les bras, jaugeant le trio d’un regard perçant. “J’ai vu des hommes partir, convaincus qu’ils allaient rentrer en héros. J’ai vu leurs corps nourrir les poissons. On en a vu d’autres qui parlaient comme vous… on ne les a jamais revus. Les courants traîtres et les maladies font plus de morts que les batailles, et pourtant vous vous croyez déjà des légendes. Vous croyez que la gloire vaut ça ?”

    La discussion se fit plus virulente, les voix montèrent, et bientôt, les chopes claquèrent sur les tables. Rodrigo et Miguel s’étaient lancés dans une joute verbale musclée avec le marin sceptique. Les rires moqueurs se mêlaient aux éclats de voix, la tension montant à chaque échange piquant. Les chopes se soulevaient et s’abattaient contre le bois, tandis que les autres marins, spectateurs amusés, attendaient de voir si cela dégénérerait en bagarre générale.

    Un coup de coude, un mot de trop… et l’atmosphère menaça d’exploser.

    Mais avant que la première gifle ne parte, la voix forte de l’aubergiste coupa net l’agitation :

    “Si vous voulez vous battre, sortez. Sinon, buvez et laissez les autres profiter de leur soirée.”

    Un silence s’installa un instant, puis quelques rires fusèrent ici et là, comme pour dissiper la tension. Le marin sceptique haussa les épaules et retourna à sa chope en marmonnant, tandis que Rodrigo jetait un dernier regard moqueur à son interlocuteur.

    Esteban, lui, observait la scène avec une fascination nouvelle. Ces hommes étaient libres, intrépides, capables de s’enflammer pour un rien, prêts à défendre leurs idées avec la même fougue qu’ils mettaient à lever l’ancre. Son regard glissa sur la table, effleurant du bout des doigts les entailles laissées par les couteaux des marins, ces marques d’histoires gravées dans le bois usé. Il ressentit un frisson, comme s’il pouvait déjà s’imaginer inscrire la sienne parmi elles. Ils vivaient une existence rude, sans attaches, sans certitudes, mais débordante d’aventures et de camaraderie. Il voulait en faire partie.

    Il les enviait.

    Rodrigo se tourna vers lui, un sourire mi-amusé, mi-sérieux sur le visage.

    “Tu vois, gamin, il y aura toujours ceux qui auront peur. Mais la peur, elle ne t’emmène nulle part.”

    Un instant, Esteban eu une vision de Rafael avec cette façon qu’il avait de froncer les sourcils chaque fois qu’une décision importante devait être prise. Il entendit presque sa voix, calme mais tranchante :

    “Esteban, il faut être prudent dans la vie… Je l’ai toujours été pour la bande, toujours à réfléchir à tout ce qui pouvait mal tourner. Mais il ne faut pas que ça t’empêche d’agir.”

    L’image de Rafael semblait vaciller dans son esprit, comme un souvenir lointain que le temps voulait effacer. Il savait que Rafael ne lui aurait jamais parlé ainsi… et pourtant, il était convaincu que c’était ce qu’il aurait voulu lui dire.

    “Pars à l’aventure, Esteban. Vis ce que nous n’avons jamais pu vivre. Et reviens-nous avec des récits qui nous feront rêver.”

    Un frisson lui parcourut l’échine. Il repensa à Diego, qui aurait éclaté de rire et lui aurait donné une tape dans le dos en le traitant de fou. À Lucia, qui aurait baissé les yeux, inquiète mais silencieuse, espérant qu’il rentrerait bientôt.

    Mais rentrer bientôt… est-ce qu’il le voulait vraiment ?

    Seville et sa bande était son monde, mais en même temps, une autre voix en lui murmurait que ce monde était devenu trop petit.

    Esteban releva les yeux, son esprit encore en ébullition. Ses mains tremblaient légèrement, non par peur, mais sous l’élan irrésistible d’un choix qui prenait enfin forme. Son cœur battait plus fort, chaque pulsation résonnant comme l’écho d’une porte qui se referme sur son passé. Son regard balaya la table, captant l’ombre fugace de Rodrigo, l’éclat impatient de Miguel. Il sentit une chaleur nouvelle monter en lui, une adrénaline qu’il ne connaissait pas encore.

    Un silence s’abattit, le vacarme de l’auberge s’effaçait peu à peu, comme si tout autour de lui attendait qu’il se décide. Il inspira profondément, fixa sa chope comme si elle détenait la réponse… puis releva la tête.. Puis, d’un geste mesuré, il posa sa chope, ancrant sa décision dans le bois de la table. “Je reste avec vous. Je veux voir jusqu’où cette route me mène.”

    Un large sourire fendit le visage de Rodrigo. Miguel éclata de rire et leva sa chope. “Alors bois, gamin ! Parce que demain, nous mettons les voiles !” 

  • Chapitre 5

    Lieux

    Port de Las Palmas

    Entrepôt

    Taverne du port

    Personnages

    Esteban

    Rodrigo

    Álvaro

    Miguel

    Séquences clefs

    1. Arrivée au port

    • Esteban découvre l’agitation de Las Palmas.
    • Description détaillée de l’activité portuaire.
    • Sensation d’effervescence et d’ouverture sur le monde.

    2. Chargement des vivres

    • Rodrigo confie une mission à Esteban.
    • Scène de labeur physique intense.
    • Esteban participe à la vie active du navire.

    3. Rencontre fortuite

    • Rodrigo croise Álvaro.
    • Discussion à demi-mots sur une possible place pour Esteban.
    • Première prise de conscience d’une opportunité.

    4. Négociation à la taverne

    • Changement de décor et d’atmosphère.
    • Rodrigo négocie avec l’aubergiste.
    • Miguel introduit la dimension commerciale : troc implicite entre économies et dépenses à la taverne.

    5. Moment de répit et de complicité

    • Préparation mentale vers un choix à venir (en lien avec le chapitre suivant).
    • Rodrigo revient avec la bière et de bonnes nouvelles.
    • Esteban commence à s’intégrer dans le groupe.

    Le vent chaud balayait le port de Las Palmas alors que l’équipage du navire de Magellan s’activait sur le pont. Depuis le bastingage, Esteban contempla l’effervescence du port. Une forêt de mâts se dressait sur l’horizon, des galions espagnols revenant du Nouveau Monde côtoyant des caravelles portugaises chargées de vin et d’épices. Sur les quais pavés, des contremaîtres surveillaient le déchargement de lourds ballots sous les cris des dockers en sueur.

    Les pavés étaient tachés de sel et de poix, rendant le sol glissant sous les pas pressés des marins. Plus loin, le marché aux vivres débordait d’étals où l’on vendait du poisson séché, des fruits tropicaux et des tonneaux de biscuits de mer. Près des bureaux de la Casa de la Contratación, où s’organisent les échanges commerciaux sous l’autorité royale, des officiers en pourpoint sombre vérifiaient les registres de cargaisons et collectaient les taxes.

    L’odeur du sel et du goudron mêlée aux épices transportées par le vent évoquait la promesse de contrées lointaines. Après des jours de mer, l’escale était bienvenue, mais chacun devait s’atteler à la tâche avant le prochain départ.

    Rodrigo héla Esteban d’un ton brusque, couvrant le tumulte des quais. “Allez, pas de tire-au-flan! On a du pain sur la planche !” Il lui fit signe d’approcher, tendant un parchemin à l’encre encore fraîche, marqué du sceau de la Casa de la Contratación, attestant de l’approbation des officiers de la Couronne. “Le capitaine a négocié nos vivres. L’officier portuaire a validé la cargaison, maintenant faut aller la chercher.”

    L’homme qui avait signé, l’un des officiers de la Couronne au regard sévère et au pourpoint de laine sombre, jetait encore des coups d’œil méfiants autour de lui. Sa ceinture de cuir portait une dague ornée, non pour le combat, mais comme symbole d’autorité sur ces docks agités.

    Sans plus attendre, Esteban suivit un groupe de marins vers l’entrepôt. Là, l’animation battait son plein : des dockers suants chargeaient des sacs de blé, des tonneaux d’eau douce étaient roulés avec précaution, et l’odeur âcre du sel imprégnait l’air lourd. Chaque mouvement devenait une épreuve sous le soleil de plomb, la sueur collant les chemises aux dos tandis que les ordres fusaient sans relâche. Autour d’eux, le claquement des cordages, les cris des charpentiers et le vacarme des charrettes achevaient de transformer les quais en un véritable champ de bataille du commerce.

    Après plusieurs heures, Rodrigo posa une main ferme sur son épaule. “Suis-moi, gamin.” Ils traversèrent le port jusqu’à une ruelle plus calme, où Rodrigo ralentit le pas, scrutant la foule dense.

    C’est alors qu’un marin massif à la barbe grisonnante passa près d’eux, un sac de provisions sur l’épaule. Rodrigo l’interpella d’un ton surpris : “Álvaro ? Par tous les diables !”

    Le vieux marin s’arrêta, haussa un sourcil avant de sourire. “Rodrigo ! Je pensais que tu avais fini par sombrer au large de Java !”

    Les deux hommes échangèrent une poignée de main vigoureuse, leurs regards pétillant d’une complicité forgée par les années. “Toujours en mer ?” demanda Rodrigo.

    “Toujours. Je repars bientôt, des cargaisons à livrer à Séville,” répondit Álvaro en tapotant son sac.

    Esteban, intrigué, capta quelques bribes de conversation : “mousse”, “besoin de bras”, “travailleur”. Il fronça les sourcils, ressentant une pointe d’inquiétude. Rodrigo discutait-il de lui ? Álvaro hocha finalement la tête, posant une main brève sur l’épaule de Rodrigo avant de s’éloigner dans la foule.

    Rodrigo observa le marin disparaître, puis se tourna vers Esteban avec un sourire énigmatique. “Viens, gamin. Il nous reste encore du labeur à faire, récupérer des produits plus frais, meilleurs que les biscuits que l’on vient de charger…”

    Miguel se tourna vers Esteban avec un sourire en coin. “Rodrigo, c’est un maître dans l’art de la négociation, tu vas voir. Il sait toujours comment obtenir des prix dérisoires, mais l’aubergiste n’est pas dupe. Il sait que tout ce qu’on économise sur les provisions, on le dépensera en vin et en ragoûts sous son toit. Une affaire où tout le monde gagne !”

    Alors que la nuit tombait sur le port, l’animation de la taverne montait d’un cran. Les rires fusaient, les verres s’entrechoquaient, et les effluves de ragoût épicé se mêlaient à celles du rhum et du vin canarien. Rodrigo, accoudé au comptoir, négociait âprement avec l’aubergiste, un homme trapu à la barbe poivre et sel, qui hochait la tête d’un air satisfait.

    De leur table en retrait, Esteban et Miguel observaient la scène en silence, la chaleur du lieu leur offrant un répit après la journée éreintante sur les quais. Les discussions bruyantes des marins autour d’eux racontaient des histoires de tempêtes, de ports lointains et de batailles en mer.

    Rodrigo finit par revenir vers eux avec un sourire victorieux. Il s’installa lourdement sur le banc et posa trois chopes écumantes sur la table. “J’ai obtenu un bon prix, comme toujours !” s’exclama-t-il. “La marchandise sera prête dans une heure ou deux. En attendant, on va boire et manger comme des rois.”

  • Chapitre 4

    Lieux

    Pont

    Cuisine (évoquée)

    Bastingage

    Gréements / mâture (évoqué)

    Personnages

    Esteban

    Luis alias “Mouette”

    Rodrigo (gabier)

    Marin anonyme (moqueur)

    Séquences clefs

    1. Corvées matinales

    • Description du rythme infernal à bord.
    • Esteban enchaîne les tâches sans répit.
    • Mise en place de l’environnement.

    2. Scène des déchets & Mouette

    • Esteban se fait attaquer par les mouettes.
    • Introduction de Luis (« Mouette »).
    • Échange sur la vie de mousse.
    • Partage d’expérience et premiers conseils.

    3. Arrivée de Rodrigo

    • Rodrigo confie une corde à Esteban.
    • Premiers essais de nœuds (cabestan).
    • Mise en évidence de la maladresse du mousse.
    • Rodrigo : démonstration, exigence, pression réaliste.

    4. Moquerie du marin anonyme

    • Interruption par un marin qui se moque bruyamment.
    • Comparaison humoristique du nœud avec les promesses de marins en auberge.
    • Rodrigo intervient pour apaiser la moquerie → premier soutien discret.

    5. Effort, douleur, réussite

    • Esteban échoue, recommence, souffre.
    • Parvient finalement à faire tenir son nœud.
    • Rodrigo valide sobrement → première victoire d’Esteban.

    6. Annonce de l’escale aux Canaries

    • Clôture sur une tension intérieure : rester ou partir ?
    • Rodrigo le prévient : Esteban pourrait être débarqué.
    • Soudain vertige pour Esteban → prise de conscience.

    Sous le soleil écrasant, Esteban frottait les planches du pont, ses mains rougies par des jours de labeur ininterrompu. Le bois grinçait sous lui, vibrant au rythme des vagues qui faisaient tanguer le navire. Au-dessus, les voiles claquaient dans le vent, et le bruissement des cordages résonnait parmi les ordres aboyés par les marins.

    Dès l’aube, le pont s’agitait. Des matelots émergeaient des entrailles du navire, bâillant bruyamment avant de s’atteler aux corvées. Certains resserraient leurs ceintures de corde, d’autres passaient un peu d’eau sur leur visage avant d’empoigner un seau ou un balai. Le quartier-maître veillait à ce que personne ne traîne. Esteban, lui, bondissait sur ses pieds dès les premiers cris, le corps ankylosé de fatigue.

    Les ordres pleuvaient sans relâche. “Gamin, plus vite !” “De l’eau pour la cuisine !” “Récurer le pont !” Il passait sans transition d’une tâche à l’autre : nettoyer le bois détrempé, porter des seaux d’eau jusqu’aux cuisines étouffantes, démêler des cordages sous un soleil de plomb. Chaque mouvement lui arrachait un grognement, mais ralentir signifiait s’exposer aux remarques cinglantes.

    Peu à peu, malgré la rudesse du travail, il s’habituait aux oscillations du pont. Il anticipait les déséquilibres, ajustait ses gestes. Parfois, il surprenait un marin s’adosser au bastingage pour souffler une bouffée d’air salé, un court répit dans l’agitation incessante du navire.

    Esteban était penché au-dessus du bastingage, vidant un seau rempli de restes de repas et d’épluchures. L’odeur forte lui piquait le nez. Un cri fendit l’air, et en un instant, une mouette plongea vers l’eau, suivie de plusieurs autres. Elles tournoyaient, se disputant la moindre miette avec frénésie. Esteban recula lorsqu’une aile effleura son épaule.

    — Fais gaffe, elles peuvent être vicieuses, lança une voix moqueuse derrière lui. Une fois, l’une d’elles m’a frappé de son bec. J’en garde une cicatrice.

    Esteban tourna la tête et aperçut Luis, un jeune mousse à peine plus âgé que lui, accoudé au bastingage avec un sourire narquois.

    — Merci d’avoir pris cette corvée. J’en ai horreur.

    Esteban arqua un sourcil. Il se souvenait maintenant pourquoi on surnommait Luis “Mouette”. Chaque fois qu’il vidait les déchets, il se retrouvait en guerre contre ces satanés oiseaux, moulinant des bras dans une bataille aussi spectaculaire qu’inutile. Les marins riaient, l’encourageant bruyamment, parfois en lançant du pain pour attirer encore plus de mouettes. Luis enrageait, mais elles, comme son surnom, ne semblaient pas prêtes à le lâcher.

    Esteban secoua la tête en souriant avant de reprendre sa tâche.

    — Et toi, ça fait combien de temps que tu es à bord ?

    Luis haussa les épaules tout en repoussant une mouette trop insistante.

    — Deuxième voyage à frotter le pont et à courir après les ordres. J’suis plus aussi vert que toi, mais crois-moi, j’suis encore loin d’être un vrai marin.

    — Dis-moi que ça devient plus facile avec le temps ? demanda Esteban, un brin d’espoir dans la voix.

    Luis ricana.

    — Facile ? Mouais… Disons que tu finis par t’y faire. Mais y’a toujours un gars pour te remettre à ta place. T’as juste à bien bosser et espérer qu’un jour, quelqu’un d’autre prenne ta place avec la brosse.

    Un bruit de pas lourds se fit entendre derrière eux. Rodrigo se planta devant Esteban, une corde enroulée dans les mains.

    Le mousse leva les yeux. Il l’avait déjà aperçu à plusieurs reprises, mais jamais d’aussi près: Il était l’un des gabiers, chargé de grimper dans la mâture pour manœuvrer les voiles. L’équipage lui faisait confiance sans poser de questions. Grand et massif, le visage buriné par le sel et le soleil, Rodrigo semblait taillé pour la mer. Sa barbe naissante cachait en partie une expression sévère, mais son regard perçant pesait toujours sur ceux qui lui faisaient face.

    Rodrigo fit rouler la corde entre ses doigts calleux, observant Esteban avant de rompre le silence.

    — Bon, gamin, j’ai une tâche pour toi. Dis-moi, t’es capable de faire un nœud correct ou faut tout reprendre à zéro ?

    Esteban ouvrit la bouche, mais aucun mot ne sortit.

    — Euh…

    Rodrigo haussa un sourcil avant de soupirer.

    — Ah ! Ça, c’est une réponse qui va nous faire chavirer, maugréa Rodrigo en levant les yeux au ciel. T’as déjà touché une corde de ta vie ou bien ?

    Il fit rouler la corde entre ses doigts, puis la lança vers Esteban.

    — Bon, regarde bien et essaie de suivre.

    Il déroula la corde et montra lentement le geste.

    — Allez, on commence avec celui-là. Un nœud de cabestan. Essentiel pour tenir une voile ou un gréement. Tu rates, et c’est pas juste une corde qui part, c’est peut-être nous tous avec.

    Esteban s’appliquait, mais le roulis du navire et l’humidité ambiante compliquaient la tâche. Ses doigts glissaient légèrement sur la corde, et le nœud restait trop lâche ou trop serré. À chaque tentative ratée, Rodrigo secouait la tête. Derrière lui, un marin au crâne rasé et au sourire goguenard s’approcha en ricanant.

    — Par tous les diables, gamin, tu crois que ça tiendrait par gros temps, ça ? ricana-t-il en croisant les bras. Il fit rouler le nœud entre ses doigts avant de le relâcher négligemment.

    — “Un nœud aussi lâche, c’est comme les promesses des marins aux filles des auberges : beau en apparence, mais il tiendra pas jusqu’au matin !”

    Le marin éclata de rire, secouant la tête avant de donner une tape exagérée sur l’épaule de Rodrigo.

    Esteban, lui, sentit la chaleur lui monter aux joues.

    — “T’as vu ça, Rodrigo ?
    Rodrigo leva un sourcil, sans se départir de son calme.

    — Allez, lâche-le un peu. On a tous commencé quelque part.

    Il prit la corde qu’Esteban venait de nouer et tira dessus.

    — Mais bon… c’est vrai que ce truc-là tiendrait pas très longtemps.

    — Allez, ne l’embête pas trop, on a tous commencé un jour, grogna Rodrigo avant de croiser les bras.

    Rodrigo fixa Esteban en silence avant de lui parler d’un ton plus posé.

    — Et encore, tu es sur le pont, les deux pieds bien ancrés, ajouta-t-il avec un sourire moqueur. Il pointa du menton la mâture où les gabiers luttaient contre le vent pour affaler une voile. Imagine devoir faire ce nœud en pleine tempête, perché en haut du mât. et tout cela dans l’obscurité de la nuit?

    Esteban serra les dents et recommença. Ses doigts lui faisaient mal, la sueur lui collait aux tempes. Il jeta un coup d’œil à Rodrigo, qui ne disait rien mais attendait qu’il comprenne de lui-même. Finalement, il ajusta ses gestes et resserra la corde.

    Cette fois, elle tint bon. Il tira légèrement dessus, testant sa solidité, et sentit une satisfaction monter en lui.

    Rodrigo hocha la tête, satisfait.

    — Il faut que tu t’entraînes jour et nuit.

    Il laissa un silence, puis reprit, plus bas :

    — Et puis… Tu vas peut-être en avoir besoin plus tôt que tu ne crois. Quand on fera escale aux Canaries, rien ne garantit que tu pourra rester à bord. Alors retiens bien ce que je t’enseigne. Ça pourrait bien t’aider à convaincre un équipage de te prendre pour rentrer chez toi à Séville.

    Rodrigo planta son regard dans celui d’Esteban. Il sentit une boule se former dans son estomac. Il n’avait jamais envisagé ce moment si proche.

  • Chapitre 3

    Lieux

    La cale du navire

    Le pont du navire

    La cambuse

    Personnages

    Esteban

    Le Cuisinier (Bartolomé “Lomo”)

    Le Capitaine

    Séquences clefs

    1.Réveil en mer (séquence d’ouverture)

    • Mal de mer, confusion, peur panique
    • Révélation : le navire a quitté le port
    • Esteban est prisonnier

    2. Fouille du cuisinier – montée de tension

    • Esteban tente de se cacher
    • Le cuisinier cherche des provisions
    • Suspense → Découverte

    3. Confrontation dans la cale

    • Dialogue menaçant/ambigu
    • Lomo décide de le conduire au capitaine
    • Ambivalence du cuisinier

    4. Face au capitaine – sentence suspendue

    • Esteban menacé d’être jeté à la mer
    • Intervention du cuisinier
    • Acceptation glaciale du capitaine

    5. Arrivée dans la cambuse – nouvelle vie

    • Lomo dicte ses règles
    • Esteban prend conscience de la rudesse du travail
    • Passage symbolique : de passager clandestin à “outil utile”

    Le silence pesant de la cale est brisé par un grincement de bois et des pas lourds qui résonnent au-dessus de lui. Esteban émerge d’un sommeil agité, encore engourdi par la fatigue et l’inconfort du sol dur. L’air est lourd, saturé de l’odeur du bois humide, des embruns salés et d’une vague senteur de poisson en décomposition. Une nausée violente le prend, accompagnée d’un vertige oppressant. Le sol tangue sous lui avec une régularité implacable : Le navire a quitté le port!

    La peur le prend à la gorge. Son esprit s’emballe, cherchant une explication. Il ferme les yeux un instant, mais c’est pire. Les roulis du navire s’intensifient dans son crâne, le privant de toute stabilité. Ses mains, crispées sur le bois rugueux, tremblent légèrement. Une vague de panique le traverse : s’il est sur un bateau, cela signifie qu’il est piégé. Et si le navire a déjà quitté le port…


    Un bruit soudain le fige : une porte s’ouvre quelque part au-dessus, et des pas lourds descendent l’échelle de la cale. Son cœur se serre. Quelqu’un approche.

    Son instinct de survie prend le dessus. Il retient son souffle, se recroqueville dans un recoin entre deux tonneaux, cherchant désespérément à se fondre dans le décor. Il ferme les yeux un instant, écoutant avec intensité chaque mouvement du marin.

    Les pas résonnent sur le bois avec une lenteur pesante. L’homme est là, tout proche, et pourtant, il ne semble pas l’avoir encore vu. Puis une voix rauque s’élève, marmonnant dans la pénombre :

    — Farine… sel… Par les tripes d’un vieux cachalot, où est encore passé ce satané tonneau de porc salé ?

    Le cuisinier. Esteban sent un soulagement fugace en comprenant qu’il ne s’agit pas d’un garde comme il l’avait craint. Mais son répit est de courte durée. Le cuisinier ne trouve pas ce qu’il cherche et commence à fouiller plus loin, s’approchant dangereusement des tonneaux derrière lesquels Esteban est caché.

    Il doit rester immobile, ne pas respirer trop fort. Chaque bruit du cuisinier fait monter en lui une nouvelle vague d’angoisse. Un instant, il croit que l’homme va repartir. Mais au lieu de cela, il s’arrête juste devant les tonneaux et grogne :

    — Si je mets la main sur celui qui a déplacé mon tonneau, il va dormir dedans jusqu’au prochain port, et avec le couvercle fermé !

    La main du cuisinier se tend vers l’un des tonneaux. Esteban serre les dents. Un seul mouvement, et il sera découvert.


    Esteban sentit son cœur rater un battement lorsque des doigts épais surgirent de l’ombre, s’approchant du tonneau derrière lequel il se tapissait. Son souffle se coupa, son champ de vision rétréci sur cette main qui semblait flotter, gigantesque, menaçante. Dans son esprit affolé, elle prenait des proportions monstrueuses, comme si un ogre s’apprêtait à l’attraper.

    Il voulait disparaître, s’enfoncer dans le bois du tonneau comme un rat pris au piège. Mais son corps, tendu comme un arc, refusa de lui obéir. Puis, au moment où la main frôla sa cachette, son propre cri s’échappa avant qu’il ne puisse l’enrayer.

    Le cuisinier sursauta si violemment qu’il manqua de trébucher, lâchant un juron tonitruant. Dans la pénombre, il battit des bras pour retrouver l’équilibre avant de plaquer une main sur sa poitrine comme s’il venait de voir un fantôme.

    — Nom d’un tonneau percé ! rugit-il en reprenant son souffle. Par la Sainte Barbe, T’as décidé de me faire passer l’arme à gauche, gamin !

    Il secoue la tête et grogne.

    — Si j’avais su que j’allais pêcher un rat des quais en cherchant du porc salé…

    Esteban, lui, était pétrifié, incapable de répondre, luttant entre l’envie de s’enfuir et l’incapacité de bouger. La scène aurait pu être comique si son cœur ne battait pas à tout rompre, et si le cuisinier ne le fixait pas avec une lueur incrédule dans les yeux.
    La silhouette massive du cuisinier se redressa dans la pénombre, son regard inquisiteur se posant sur le visage d’Esteban. Un long silence s’étira entre eux, lourd de tension. Esteban se recroquevilla un peu plus, prêt à détaler si l’occasion se présentait. Son instinct lui soufflait que cet homme était une menace – après tout, dans les ruelles de Séville, tout adulte était une menace.

    Esteban, paralysé, scrutait cette ombre menaçante, attendant la sentence inévitable. Puis, contre toute attente, le cuisinier renifla bruyamment et grogna :

    — T’es plus maigre qu’un hareng séché… et sûrement moins utile.

    Esteban ouvrit des yeux ronds, incapable de déterminer si l’homme plaisantait ou s’il venait réellement de l’insulter. Le cuisinier leva un sourcil, puis secoua la tête en marmonnant quelque chose sur “ces fichus galopins des rues” avant d’ajouter :

    — J’espère que t’es plus dégourdi que t’en as l’air, gamin. Sinon, t’es bon pour nourrir les poissons.

    Esteban déglutit avec peine. “Nourrir les poissons”… La menace était claire, mais le ton bourru du cuisinier laissait planer le doute. Était-ce un simple trait d’humour noir ou une réelle mise en garde ? L’incertitude le laissait encore plus nerveux.

    — Par tous les diables, qu’est-ce que tu fais ici, gamin ? grogna-t-il, penchant la tête pour mieux le voir dans la pénombre.

    Esteban sentit son corps se tendre comme une corde prête à se rompre. Il hésita entre prendre la fuite et bredouiller une excuse, mais aucun des deux choix ne lui sembla prometteur.

    Esteban, figé, hésite entre courir et se justifier. Mais avant qu’il ne puisse prendre une décision, le cuisinier, vif mais ferme, l’attrape par le col et l’observe d’un œil suspicieux.

    — Tu n’es pas un marin, toi. T’as une tête de galopin des ruelles. Alors, parle avant que je décide de te jeter aux requins.

    Esteban avale sa salive, cherchant les bons mots. Il bredouille une explication confuse, hésitant entre vérité et mensonge. Le cuisinier, intrigué, écoute, le sourcil froncé mais sans colère véritable.

    Après quelques échanges où Esteban tente maladroitement de se justifier, le cuisinier finit par soupirer et secouer la tête.

    — Écoute, gamin, c’est pas moi qui décide. Le capitaine verra ce qu’il veut faire de toi. Allez, en route, et fais pas d’histoire.

    Il l’empoigne fermement, sans brutalité, et l’entraîne vers l’échelle menant au pont, Esteban jetant un dernier regard inquiet vers l’obscurité de la cale.


    Esteban est traîné sur le pont du navire, le sel et le vent fouettant son visage alors que ses jambes flageolantes peinent à le porter. Son cœur bat à tout rompre, chaque pas vers le capitaine le rapprochant d’un sort incertain.

    Lorsque l’homme en uniforme apparaît devant lui, Esteban sent immédiatement l’air glacial qui l’entoure. Le capitaine n’a pas besoin de parler pour imposer son autorité ; chaque mouvement est empreint d’une assurance absolue, celle d’un homme habitué à être obéi sans discussion. Son regard se pose sur Esteban avec l’indifférence d’un homme évaluant un obstacle de plus sur son navire, une contrariété passagère qu’il doit éliminer. Il n’y a ni colère ni mépris, seulement une résolution froide. Esteban frissonna, comprenant que son sort pourrait se jouer en un instant, d’un simple ordre jeté du bout des lèvres.

    — Un rat des quais ? J’ai pas de temps à perdre avec ça. Jetez-le par-dessus bord, et qu’on en parle plus.

    Esteban ouvre la bouche, mais aucun son n’en sort. Les mots meurent dans sa gorge sous la pression écrasante de cet homme. Ce n’est pas qu’il ne veut pas parler, c’est qu’il sait que cela ne servirait à rien. Aux yeux du capitaine, il n’est rien.

    — On n’a pas besoin de poids morts à bord. Qu’il montre qu’il sait tenir un nœud et obéir aux ordres, sinon il rejoindra les poissons avant la prochaine marée.

    L’ordre claque comme un coup de fouet. La panique monte en Esteban, un frisson glacial lui parcourant l’échine. Il cherche désespérément une issue, une parole, un geste qui pourrait le sauver. Mais avant qu’il ne puisse sombrer dans l’inéluctable, une voix s’élève derrière lui.

    — Attendez, capitaine.

    C’est le cuisinier.

    Esteban sursaute, sa surprise presque plus grande que sa peur. Pourquoi cet homme, qu’il percevait encore comme une menace quelques instants plus tôt, se mêlerait-il de son sort ? Était-ce un stratagème pour mieux le piéger ?

    — Capitaine, avec votre permission, je peux m’assurer qu’il ne traîne pas dans les pattes des autres. Il pourra être utile en cuisine, au moins pour commencer. Si ça vous convient, capitaine. Sinon, il fera comme le reste des ordures : à la mer…

    Un silence pesant s’installe. Esteban sent son propre souffle suspendu, comme s’il n’osait croire ce qui se passe. Le capitaine arque un sourcil, visiblement contrarié que le cuisinier prenne la parole, même si ce dernier veille à choisir ses mots avec prudence, sans jamais remettre en cause son autorité.

    — Fais-en ce que tu veux, mais s’il ralentit le travail ou vole une bouchée de trop, tu t’en occupes toi-même. Je veux pas de poids mort à bord.

    Le cuisinier s’incline légèrement, acceptant la décision sans commentaire superflu. Il attrape Esteban par le col et le tire à l’écart, évitant soigneusement d’attirer plus l’attention du capitaine.. Pour la première fois depuis qu’il est monté à bord, Esteban ressent autre chose que la peur : un soupçon de soulagement, et peut-être même une étrange reconnaissance envers cet homme qu’il avait d’abord pris comme une menace.


    Le cuisinier emmène Esteban vers les entrailles du navire, le conduisant jusqu’à la cambuse, où une chaleur moite et l’odeur persistante de graisse et de fumée l’assaillent immédiatement. Autour de lui, des marmites bouillonnent, des sacs de provisions sont empilés contre les parois, et des couteaux luisent à la lueur des lampes à huile.

    — Bienvenue dans la cambuse, gamin. Ici, c’est moi qui décide qui mange et qui trime. Tu bosses bien, t’auras une gamelle. Tu fous rien, et j’peux t’assurer que les rats, eux, sont jamais en retard pour dîner.  On mange si on bosse, on râle si on veut, mais si t’es dans mes pattes sans servir à rien, t’apprendras vite que j’ai d’autres méthodes pour recycler les fainéants.

    Esteban jette un regard paniqué autour de lui. Il a échappé à la cale, mais à quel prix ? Une montagne de travail l’attend : couper, éplucher, récurer. Chaque tâche semble plus ardue que la précédente. Ses mains, déjà endolories par sa fuite, vont devoir s’habituer à un tout autre enfer.

  • Chapitre 2

    Lieux

    Les ruelles de Séville

    L’entrepôt d’épices

    Les ruelles de Séville

    Les quais

    La cale du navire

    Personnages

    Esteban

    Rafael

    Lucia

    Diego

    Les gardes

    Le molosse

    Un passant ivre

    Séquences clés

    📌 Préparation

    • Observation de l’entrepôt par la bande
    • Détermination du point de fuite (ruelle des artisans)
    • Mise en place du plan : corde, descente silencieuse

    📌 Intrusion

    • Accès discret par le muret
    • Descente dans la cour
    • Extraction des sacs d’épices

    📌 Alerte

    • Apparition du molosse
    • Lucia en danger – Esteban intervient
    • Tonneau renversé → alarme déclenchée
    • Début de la panique

    📌 Fuite

    • Séparation du groupe
    • Esteban devient le seul poursuivi
    • Poursuite haletante à travers les ruelles
    • Obstacle : un garde surgit, détour imposé

    📌 Évasion

    • Esteban arrive aux quais
    • Dernière option : escalader une amarre de navire
    • Monte à bord, se cache dans la cale

    📌 Clôture

    • Sommeil agité → suspense pour la suite
    • Seul, terrifié, Esteban pense aux autres
    • S’enroule dans sa cape, lutte contre le froid et la peur

    Tapie dans l’ombre, la bande d’Esteban observait l’entrepôt. Tout était conforme à ce que Lucia avait décrit : la disposition des caisses, le muret bas pour s’introduire discrètement, l’absence apparente de gardes. Le calme apparent était presque rassurant.

    Rafael, accroupi à côté d’Esteban, scrutait les alentours avec une attention minutieuse. Ses yeux suivaient le parcours à escalader pour rejoindre la cour intérieure. Ils seraient légèrement visibles de la rue, mais la lune n’était pas encore levée. La nuit serait leur meilleure alliée.

    « Tout semble parfait, » murmura-t-il. « Mais si ça tourne mal, personne ne rentre directement au refuge. Trop risqué si on nous suit. On se retrouve derrière l’atelier du maître teinturier Velasco, dans la ruelle des artisans. »

    Esteban, lui, sentait son estomac se nouer. Le plan était pourtant simple : s’introduire silencieusement dans l’entrepôt en profitant de l’obscurité, récupérer un maximum de sacs d’épices, puis s’enfuir avant que quiconque ne les remarque.


    Si des passants dans la rue avaient levé la tête, ils auraient aperçu des silhouettes se fondant dans la nuit, glissant furtivement d’un mur à l’autre avant de disparaître derrière le muret. Mais ces passants étaient tous affairés à leurs tâches : un marchand comptait ses pièces sous la lueur vacillante d’une lanterne, un couple disputait le prix d’un lot de fruits, tandis que des dockers épuisés achevaient leur dernière bière avant l’aube. Personne ne les vit, à part un petit chat tigré qui, posté sur un tonneau, plissait les yeux en les observant. Il s’étira lentement, puis bondit gracieusement vers le muret, poursuivant une quête bien différente de celle des intrus.

    Esteban fut le premier à atterrir dans la cour pavée. Il fléchit légèrement sous l’impact avant de se redresser immédiatement. Lucia suivit avec souplesse, amortissant sa chute en roulant sur l’épaule. Diego, lui, arriva plus lourdement, ses pieds frappant le sol avec un bruit sourd qui fit tressaillir Rafael. Tous se figèrent un instant, scrutant l’ombre et le silence environnants.

    « Diego, sors la corde. On fait vite, » murmura Rafael.

    Lucia et Diego s’affairaient à attacher les sacs les plus légers aux cordes pour les descendre discrètement vers la ruelle. Rafael, toujours en retrait, jetait des coups d’œil nerveux en direction de l’entrée.

    Tout se passait bien, et son inquiétude commençait à s’estomper.

    Jusqu’à ce qu’un grondement sourd monte des ténèbres.


    L’air se figea, vibrant sous le poids de la menace. Puis, d’un bond foudroyant, une masse sombre jaillit de l’ombre, projetant une silhouette monstrueuse sous la lueur tremblotante des torches. Le molosse était immense, son pelage noir hérissé, ses crocs dévoilés dans un rictus de bête affamée. Ses yeux, braises incandescentes, foudroyèrent les intrus. Il était prêt à frapper.

    Lucia étouffa un cri et recula brusquement. Trop brusquement. Son pied heurta un tonneau qui bascula dans un fracas assourdissant. Le bruit résonna dans l’entrepôt comme un coup de tonnerre.

    Une voix s’éleva dehors. « Qui va là ?! »

    « Foncez ! » siffla Diego.

    La panique éclata. Lucia trébucha sur une corde, peinant à retrouver son équilibre. Le molosse bondit.

    Sans réfléchir, Esteban se jeta en avant et frappa de toutes ses forces. Son poing percuta le museau de l’animal, un réflexe appris des rues. Le molosse recula un instant sous l’impact, juste assez pour que Lucia roule hors de portée, haletante mais indemne.

    Les cris des gardes se rapprochaient.

    Rafael et Diego s’étaient déjà éclipsés dans l’ombre. Grâce à l’intervention d’Esteban, Lucia avait réussi à distancer ses assaillants, échappant de justesse à leur emprise. Mais le temps de se relever lui avait coûté de précieuses secondes. Déjà, les gardes se rapprochaient, leurs silhouettes sombres projetées sur les murs par la lueur vacillante des torches. Il pouvait entendre leur souffle court, chargé de rage. Chaque muscle de son corps criait à la fuite, son instinct hurlait qu’il devait bouger, maintenant. Seul, acculé dans la pénombre, tel un larron pris sur le fait, il savait qu’il était désormais leur proie.

    Il devait fuir.


    Son souffle court, son cœur battant comme un tambour de guerre, Esteban s’engouffra dans l’enchevêtrement de ruelles. Derrière lui, les bottes des gardes martelaient le sol, leur cadence implacable résonnant contre les murs de pierre. Chaque tournant était un choix vital, chaque ruelle une possible impasse. L’air nocturne, lourd et chargé d’humidité, collait à sa peau tandis qu’il peinait à reprendre son souffle.

    Il dérapa sur les pavés humides, s’accrochant in extremis à un tonneau pour éviter de s’effondrer. Ses jambes vacillaient sous l’effort, mais il n’avait pas le temps de flancher. Une charrette abandonnée bloquait un passage latéral. Il bondit par-dessus dans un élan désespéré, sentant presque les doigts du garde effleurer son épaule. Une fraction de seconde de plus et il était pris.

    Derrière lui, un fracas. Un garde avait renversé une pile de cageots, provoquant un tumulte de bois éclaté et d’insultes criées. Une voix enragée retentit, perçant la nuit comme un coup de clairon. Esteban bifurqua brusquement, manquant de heurter un passant ivre qui s’effondra en jurant. Une bouteille roula sur les pavés, éclatant dans un tintement strident qui sembla amplifier le chaos environnant. Les cris des gardes s’amplifièrent, se répercutant contre les façades, tout comme les battements de son cœur qui tambourinaient dans ses tempes.

    Son regard accrocha enfin une issue : les quais, bordés de navires qui tanguaient sous la brise nocturne. L’odeur de sel et de poisson envahit ses narines, un contraste brutal avec la sueur qui perlait sur son front. Il pouvait presque entendre le clapotis des vagues contre les coques, une invitation à une fuite impossible.

    « Par ici ! » cria Diego, quelque part dans l’obscurité.

    Esteban amorça un pas vers eux, mais fut stoppé net.

    Un garde émergea de l’ombre, épée au clair, son regard brûlant de détermination. La lumière d’une torche vacillante révéla les plaques de métal ternies de son armure, le rendant aussi implacable qu’un spectre de la nuit. Son souffle rauque témoignait de la traque éreintante, mais il ne comptait pas lâcher prise.

    L’adrénaline explosa dans les veines d’Esteban. Il pivota violemment et s’élança dans la direction opposée, son instinct prenant le dessus. La peur, brute et dévorante, lui donnait l’énergie nécessaire pour continuer, mais jusqu’à quand ? Il se jeta au hasard dans l’obscurité, son seul espoir étant de disparaître avant que la poigne d’acier du garde ne se referme sur lui.


    Il ne savait plus depuis combien de temps il courait. Il était seul, son corps engourdi par l’effort. Les autres devaient l’attendre derrière l’atelier du maître teinturier Velasco, mais il n’osait pas les rejoindre immédiatement. Il devait s’assurer qu’aucun garde ne le suivait.

    Embranchement après embranchement, Esteban s’extirpa des ruelles étroites et réconfortantes pour déboucher sur les quais. Son souffle se coupa un instant : cet espace ouvert l’exposait, le rendant visible à tous. L’instinct lui criait de rebrousser chemin, de se faufiler à nouveau dans l’obscurité des bas-quartiers de Séville, mais un bruit de pas lourds derrière lui figea sa réflexion.

    Les gardes approchaient.

    Il n’avait plus le choix. Il devait avancer dans cet espace découvert, malgré le danger. Sa gorge était sèche, son cœur tambourinait dans sa poitrine. Chaque seconde d’hésitation réduisait ses chances de survie.

    C’est alors que son regard se posa sur une amarre reliant un grand navire aux docks. Son seul espoir.

    Sans réfléchir, il s’y suspendit et se hissa au-dessus des eaux noires. L’amarre grinça sous son poids, son corps tendu par l’effort et la peur. Les voix des gardes s’élevèrent derrière lui, mais il ne ralentit pas.

    Les gardes scrutaient la place du port, leurs cris et invectives résonnant dans l’air froid. S’ils levaient la tête, ils le verraient. Mais il savait que leur attention restait fixée sur les quais et les ruelles adjacentes, rarement sur la mer et les bateaux amarrés. Priant intérieurement pour qu’aucun ne songe à lever les yeux, il continua son ascension.

    Ses doigts glissèrent sur la corde humide, son corps bascula un instant dans le vide. Son cœur s’arrêta, puis il retrouva une prise juste à temps. Dans un dernier effort, il se hissa sur le pont et roula sur les planches, le souffle court.

    Tremblant, le cœur battant, il rampa jusqu’à l’écoutille ouverte et se laissa glisser dans la cale. Son corps s’affaissa contre le bois humide, son souffle rauque résonnant dans l’obscurité.


    Recroquevillé entre deux tonneaux, Esteban frissonnait. L’humidité de la cale s’infiltrait sous sa cape, et l’obscurité pesait sur lui comme un couvercle hermétique. Son souffle était encore saccadé par la course effrénée, son cœur peinant à retrouver un rythme normal.

    Il pensa à ses compagnons, à Diego, qui avait toujours une solution, à Rafael, dont le calme et le leadership inspiraient confiance, et à Lucia, qui parvenait à rire même dans les pires situations. Où étaient-ils à présent ? S’étaient-ils tous retrouvé au point de rendez-vous, tentant de deviner son sort, ou avaient-ils été capturés ?

    Il s’imagina leur réunion : Diego, bras croisés, insistant que le plan était bon et que seul le hasard les avait trahis ; Rafael, posant une main réconfortante sur son épaule, son regard empli d’un soutien silencieux ; Lucia, un sourire en coin, le traitant de tête brûlée d’un ton faussement moqueur. Il leur dirait qu’ils avaient échappé au pire, et qu’un jour, ils en riraient ensemble, même si, en cet instant, la peur leur serrait encore l’estomac. C’était une leçon dure, mais ils en avaient vu d’autres, et ils s’en remettraient.

    Il resserra sa cape autour de lui, tentant d’emprisonner un peu de chaleur contre son corps fatigué. Lentement, malgré la tension encore vivace dans ses muscles, le sommeil l’envahit. Ses paupières s’alourdirent, et bercé par le tangage du navire, il sombra dans un sommeil agité, l’esprit encore hanté par des gardes le poursuivant…