Catégorie : magellan

  • Chapitre 1

    Lieux

    Le marché de Séville (quais du Guadalquivir)

    Zone de déchargement du port

    L’entrepôt où sont stockées les épices

    Le refuge des orphelins

    Personnages

    Esteban

    Rafael

    Diego (Loco)

    Lucia

    Mateo

    Le négociant d’épices

    Un vieux garde

    Le chat famélique

    Séquences clefs

    1. Introduction : Séville au XVIᵉ siècle

    • Lumière dorée du crépuscule sur la ville.
    • Ambiance sensorielle forte (odeurs, sons, couleurs).
    • Description vivante du marché : chaos organisé, activité commerciale intense.
    • Installation de l’atmosphère : pauvreté côtoyant richesse, agitation, vie urbaine dense.

    2. Scène d’ouverture : La chasse improvisée (Lucia)

    • Lucia attrape une mouette pour la bande.
    • Introduction dynamique et visuelle de Lucia :
      • Caractéristiques clés : discrète, agile, jeune et fragile, protégée par les garçons.
    • Présentation rapide du groupe d’orphelins :
      • Rafael (chef prudent), Diego (audacieux), Esteban (sensible), Lucia (intuitive).

    3. Observation secrète du quai (Diego introduit le plan)

    • Diego attire l’attention sur une cargaison précieuse d’épices.
    • Introduction du négociant richement vêtu.
    • Première évocation explicite de Mateo :
      • Manipulateur et dangereux.
      • Relations troubles avec Diego, méfiance immédiate de Rafael.

    4. Débat sur les risques du vol (conflit interne dans le groupe)

    • Rafael exprime ses doutes :
      • Crainte des gardes, des chiens, de l’influence néfaste de Mateo.
      • Forte tension dramatique autour de la prudence de Rafael face à l’impatience de Diego.
    • Esteban, discret mais soutien essentiel, apporte son accord prudent.
    • Décision intermédiaire : reconnaissance du lieu avant toute action.

    5. Mission de reconnaissance (Lucia)

    • Rafael donne une mission précise à Lucia : « Suis ces caisses ».
    • Lucia disparaît dans la foule : mise en valeur de ses capacités furtives.
    • Rafael, Diego et Esteban retournent au refuge :
      • Atmosphère plus sombre, changement de décor révélant la dure réalité de leur quotidien.

    6. Le refuge : Précarité et réflexion

    • Description du refuge, sombre, misérable mais chaleureux.
    • Moment de réflexion tendue entre Rafael, Esteban et Diego sur les motivations profondes du groupe :
      • Rafael profondément inquiet par Mateo.
      • Diego argumentant sur l’urgence alimentaire et l’opportunité de sortir de la misère.
      • Esteban silencieux, pris dans ses propres réflexions.

    7. Retour de Lucia et précisions du plan

    • Lucia revient essoufflée, confirmant les informations sur la cargaison.
    • Évaluation précise de la sécurité :
      • Un seul garde, âgé, somnolent près du feu.
      • Absence apparente de chiens.
      • Découverte d’un accès discret par les toits (Lucia démontre encore sa finesse d’observation).

    8. Décision finale de Rafael

    • Moment décisif : Rafael pèse les risques, responsabilités et besoins.
    • Décide finalement de passer à l’action, mais avec prudence extrême :
      • Insiste sur une surveillance supplémentaire avant l’action finale.
      • Importance de suivre ses ordres à la lettre.

    9. Préparation à l’action

    • Enjeu explicite : réussite du vol contre risque élevé d’échec et conséquences potentiellement dramatiques.
    • Atmosphère finale de tension croissante avec la tombée de la nuit.
    • Ambiance dramatique : fin ouverte vers l’action prochaine.

    Le soleil déclinant baignait la ville d’une lumière dorée, projetant de longues ombres sur les ruelles pavées d’une Séville florissante en ce début de 16 siècle, carrefour du commerce entre l’Europe et le Nouveau Monde. La brise marine apporte avec elle un mélange d’embruns et d’effluves de poisson séché, tandis que des volutes de fumée s’élèvent des échoppes où l’on grille encore quelques viandes épicées. Chaque bouffée d’air semble capter un fragment de la ville : le safran, le cumin et le poivre disputent leur présence à l’odeur plus âcre des détritus laissés à même le sol.

    Sur la grande place du marché, le chaos organisé du commerce bat son plein. Des marchands s’égosillent, tentant d’écouler leurs derniers produits avant que les rues ne se vident. Des silhouettes courbées s’affairent, soulevant de lourds sacs de grain, roulant des barriques, transportant des caisses de fruits et de poissons encore frétillants. Plus loin, des pêcheurs terminent de plier leurs filets humides, l’eau salée coulant encore sur les pavés irréguliers. Un chien efflanqué trottine entre les étals à la recherche d’un morceau oublié, tandis qu’un chat perché sur un tonneau observe la scène avec prudence.

    Une mouette, attirée par les reliefs d’un stand abandonné, fond en piqué et se pose lourdement. Ses ailes frémissent un instant, mais à peine a-t-elle eu le temps de replier ses plumes qu’une silhouette agile bondit. Lucia, rapide comme l’éclair, referme ses mains sur l’oiseau avant qu’il ne puisse s’envoler. Elle redresse la tête vers ses trois compères, un sourire satisfait aux lèvres.

    — On aura quelque chose à manger ce soir, dit-elle simplement, brandissant sa prise

    Ils formaient ensemble une bande d’orphelins, comme on en trouvait tant dans cette ville immense et grouillante de vie. Rafael, leur leader, était réfléchi et prudent, préférant peser chaque décision avant d’agir. Diego, lui, était le plus intrépide, toujours prêt à foncer sans attendre. Esteban, bien que n’étant pas le chef, était un soutien dans les moments difficiles, trouvant des solutions créatives aux problèmes auxquels la bande est confrontée. Quant à Lucia, la plus jeune, elle était protégée par les trois garçons, qui veillaient sur elle avec une attention qu’ils n’aurait jamais avouée. 

    Rafael hocha légèrement la tête, mais son attention était déjà ailleurs. Il n’était pas venu ici pour la chasse improvisée de Lucia, mais pour une autre raison bien plus risquée.


    Soudain, Diego s’arrêta près d’un stand abandonné et tapota l’épaule de leur chef Rafael avant de désigner discrètement la scène du menton.

    — Regardez là-bas, murmura-t-il.

    Esteban, Rafael et Lucia suivirent son regard. Un groupe d’hommes s’affairait autour de lourdes caisses. L’odeur d’épices s’en dégageait à mesure qu’elles étaient descendues d’un navire et acheminées vers un entrepôt voisin. Un homme d’âge mûr, richement vêtu, supervisait la manœuvre avec un air satisfait.

    — C’est lui, ajouta Diego. Le négociant dont je vous ai parlé.

    Rafael plissa les yeux.

    — Et tu nous as amenés ici exprès pour nous le montrer, pas vrai ?

    Diego haussa les épaules avec un sourire en coin.

    — Fallait bien que vous voyiez de vos propres yeux. Mateo m’a dit que la cargaison serait déposée ici ce soir avant d’être stockée temporairement dans une cour intérieure.

    Lucia observa les hommes de main qui encadraient le négociant.

    — Il a l’air bien protégé, souffla-t-elle.

    — Ils ne surveillent que le quai. Une fois les caisses dans l’entrepôt et que la nuit tombera, la sécurité va baisser, affirma Diego.

    — Rien ne dit qu’il n’aura pas de gardes là-bas aussi, ou pire, des chiens de garde, rétorqua Rafael, méfiant. J’ai entendu dire que certains marchands lâchent leurs molosses sur les voleurs avant même de donner l’alerte.

    — Mateo connaît bien ce genre d’affaires, continua Diego. Il a ses contacts partout en ville. C’est lui qui m’a parlé de cette cargaison et de l’argent qu’on pourrait en tirer. Il m’a assuré qu’il saurait comment écouler les épices sur le marché noir. Il dit que c’est une occasion en or.


    Rafael jeta un regard autour de lui, s’assura que personne ne prêtait attention à leur discussion, puis se redressa légèrement. Il tourna son regard vers Lucia et, d’une voix basse mais ferme, déclara :

    — Lucia, suis ces caisses. Observe où elles sont stockées et qui les surveille. Fais ce que tu fais de mieux, sois invisible.

    Lucia hocha la tête sans un mot. Elle rabattit un pan de sa tunique usée sur son visage et s’éloigna avec la souplesse d’un chat. Elle se faufila entre les étals, se confondant avec la foule, évitant instinctivement les regards, et disparaissant presque aussitôt dans la masse.

    Rafael se tourna ensuite vers Diego et Esteban.

    — Vous deux, avec moi. On retourne au refuge. On doit parler de tout ça plus calmement.

    Rafael prit la tête du groupe, quittant la place du marché d’un pas rapide. Il jetait des regards furtifs autour de lui, attentif aux moindres mouvements. Diego et Esteban emboîtèrent le pas, se glissant entre les passants sans un mot.

    Alors qu’ils s’enfonçaient dans les ruelles plus calmes, le bruit du marché s’atténuait progressivement, remplacé par l’écho lointain des sabots sur les pavés et le clapotis de l’eau s’infiltrant dans les caniveaux. L’odeur entêtante des épices laissait place à celle plus âcre de la pierre humide et de la fumée de bois.


    Après plusieurs détours dans des passages sombres et mal entretenus, ils atteignirent un réduit sous les combles d’un vieux bâtiment, un espace exigu coincé entre des poutres vermoulues et des murs humides. C’était leur refuge, un abri misérable mais familier. Contre les murs fissurés, des caisses renversées formaient des sièges de fortune, tandis que de vieux tissus troués pendaient sur des cordes, tentant maladroitement de masquer le froid et l’humidité. Un maigre tas de paille servait de couchage à Lucia, et une boîte en fer contenait quelques maigres provisions récupérées ici et là. L’odeur de terre humide et de bois moisi emplissait l’air, mais pour eux, cet endroit représentait la seule véritable stabilité dans un monde hostile.

    Un silence pesa un instant sur le groupe. Esteban était plongé dans ses réflexions. Rafael, lui, fulminait. Il connaissait Mateo, et ce n’était pas une bonne chose. Mateo ne prenait jamais de risques lui-même, préférant manipuler les autres pour faire le sale boulot à sa place. Rafael avait entendu des histoires. Des gamins comme eux qui avaient fait affaire avec lui et qui, un jour, avaient simplement disparu. Officiellement, ils avaient quitté la ville ou trouvé une meilleure opportunité ailleurs. Mais dans les ruelles sombres de Séville, certains murmuraient une autre vérité, plus inquiétante.

    — Mateo, encore lui, grogna-t-il. Ce type ne fait rien sans raison. Il nous envoie toujours au front pendant qu’il reste à l’ombre, attendant qu’on lui rapporte la marchandise. On ne peut pas lui faire confiance.

    Diego se tourna vers lui, son expression plus sérieuse.

    — Je sais ce que tu penses, Rafa. Mais on doit manger. Si on ne tente rien, on restera coincés à chercher des restes. C’est notre chance de faire mieux.

    Rafael se passa une main sur le visage, visiblement partagé entre sa prudence et la dure réalité de leur quotidien.

    — J’aime pas ça, finit-il par dire, la mâchoire serrée. Mais je suppose qu’on n’a pas d’autres options.

    Esteban prit une profonde inspiration et hocha lentement la tête.

    — D’accord. Mais on repère d’abord. On ne fait rien tant qu’on ne sait pas exactement à quoi s’attendre.

    Diego sourit, satisfait.

    — C’était prévu.


    Alors qu’ils discutaient encore des risques et des opportunités, Lucia réapparut à l’entrée du refuge, essoufflée mais triomphante. Tous se tournèrent vers elle.

    — Alors ? demanda Rafael, inquiet.

    — J’ai suivi les caisses après qu’elles aient quitté le quai. Elles ont été stockées exactement là où Mateo l’avait prédit, confirma-t-elle.

    Diego sourit, satisfait.

    — Vous voyez ? Il ne raconte pas que des mensonges.

    — Et les gardes ? Des chiens ? Comment on peut rentrer en douce ? demanda Rafael, les bras croisés, sa voix plus tendue que d’ordinaire. Il n’aimait pas les incertitudes, et encore moins l’idée de lancer sa bande dans un plan bancal.

    Il fixa Lucia, cherchant à capter le moindre signe d’hésitation dans son regard. Il savait qu’elle était habile, la meilleure d’entre eux pour filer sans se faire voir. Mais même elle pouvait rater un détail.

    — Un seul vieux garde, répondit Lucia avec assurance, se redressant légèrement. Il reste à l’intérieur, près de la cheminée, les yeux mi-clos. La lumière du feu l’éblouit, il ne verra rien tant qu’on reste dans l’ombre et qu’on ne fait aucun bruit. ce ne sera pas un danger.

    Elle marqua une pause, son regard de Rafael appuyé sur elle. Elle savait qu’il voulait être sûr. Qu’il ne prendrait pas sa parole à la légère.

    Rafael fronça les sourcils, pesant les informations de Lucia. Il savait qu’elle était fiable, mais il voulait s’assurer qu’aucun détail ne lui avait échappé.

    — Tu es sûre qu’il n’y a pas de chiens ? insista-t-il, son regard perçant fixé sur elle.

    Lucia hocha la tête sans hésitation.

    — Pas vu de chien, et je n’ai entendu aucun aboiement, affirma-t-elle. Même quand les hommes transportaient les dernières caisses, tout était calme. S’il y en avait, ils auraient réagi à tout ce mouvement.

    — Franchement, Rafa, si on commence à imaginer tout se qui peut mal se passer, on va jamais se lancer.

    Son sourire en coin tentait de masquer l’excitation qu’il peinait à contenir. Il savait que Rafael ne plaisantait pas avec la prudence, mais il espérait faire retomber la pression, au moins un peu.
    — Tu es sûre qu’il n’y a pas d’autres entrées ? Pas d’autres passages qu’on n’aurait pas remarqués ?

    Lucia plissa les yeux, revoyant mentalement chaque détour qu’elle avait pris.

     — Il y a un passage possible, reprit Lucia après un instant de réflexion. Un petit muret qui longe l’arrière du bâtiment. Il est en mauvais état et pas très haut, on pourrait l’escalader pour atteindre les toits. De là, il y a une ouverture qui mène directement à la cour. C’est un chemin difficile, mais je doute que le marchand ait conscience de ce point faible.

    Rafael inspira profondément. Il avait vu trop de plans tourner mal à cause d’un détail ignoré. Mais Lucia était méthodique, et elle ne prenait jamais ses observations à la légère.

    Rafael prit une profonde inspiration, réfléchissant. Il avait toujours appris que l’excès de confiance pouvait être fatal, mais Lucia était méthodique, et elle ne donnait jamais d’informations hasardeuses. Il hocha lentement la tête, encore hésitant.

    À quelques pas du groupe, un chat famélique s’approcha, ses côtes saillantes visibles sous son pelage en bataille. Il avait pris ses habitudes ici.

    Lucia l’observa un instant, puis glissa une main dans sa poche et en sortit un petit morceau de pain durci. Elle hésita,  puis s’accroupit lentement, tendant la main vers l’animal.

    Le chat recula d’un bond, méfiant, ses yeux jaunes scrutant chaque mouvement. Il resta figé un instant, avant d’avancer par à-coups, prêt à détaler au moindre geste brusque. Finalement, il saisit le pain entre ses crocs et disparut aussitôt dans l’ombre d’une ruelle.

    Lucia suivit sa silhouette disparaître dans l’obscurité, puis murmura :

    — Regardez le! toujours à courir après une bouchée, toujours prêts à fuir.

    Rafael serra la mâchoire, son regard se posant brièvement sur Lucia. Elle était revenue de sa mission essoufflée, mais surtout, elle paraissait encore plus frêle sous la lumière vacillante. Il savait que Diego était prêt à se lancer tête baissée dans cette affaire, persuadé qu’un bon coup leur permettrait de souffler quelques semaines. Mais Rafael, lui, voyait plus loin. Il connaissait les risques, il savait ce que signifiait travailler avec Mateo. Pourtant, la faim tordait les ventres et le froid s’infiltrait jusque dans leurs os. Il n’aimait pas ce plan, mais il ne pouvait ignorer l’urgence de leur situation. Il expira lentement, puis hocha la tête.

    Rafael expira lentement, son regard allant de Diego à Lucia avant de se poser sur Esteban. Il savait que le moment était venu de trancher. Il hésita un instant, cherchant encore une raison d’annuler cette folie. Mais Lucia avait tout vérifié, et Diego, pour une fois, semblait prêt à écouter ses consignes.

    — D’accord. On y va ce soir. Mais on surveille encore une heure avant d’entrer. On observe les allées et venues, on s’assure qu’il n’y a pas d’imprévu. Si quelque chose nous semble louche, on laisse tomber. Compris ?

    Rafael fixa Diego et Lucia, s’assurant qu’ils comprenaient bien la gravité de la situation.

    — Pas de place pour l’improvisation. Vous suivez mes ordres à la lettre.

    Les ombres s’allongeaient sur les murs de Séville alors que la décision était prise. Ce soir, à la faveur de la nuit , ils passeraient à l’action. Pas de temps pour l’hésitation, pas de marge pour l’erreur. Ils savaient désormais où frapper, et il n’y avait plus qu’à attendre que l’obscurité leur offre sa protection.

  • Prologue

    Séville, 1535

    Le vent gonflait les voiles du Sol Dorado, une frégate élégante dont la proue arborait un soleil d’or resplendissant sous la lumière mourante du crépuscule. La mer, sombre et capricieuse, ondulait sous la caresse du vent, tandis que les premières lumières de Séville scintillaient au loin, telles des braises éparpillées sur l’horizon.

    Sur le pont, une silhouette se détachait, droite et impassible. Une ombre familière aux hommes du bord, une présence forgée par l’océan et les tempêtes. Le capitaine.

    Les gabiers s’activaient avec une précision presque chorégraphiée, leurs mains rugueuses tirant sur les cordages, repliant les voiles du Sol Dorado tandis que le navire glissait lentement vers les quais de Séville. Les cris des matelots se mêlaient aux bruissements des voiles et aux grincements du bois fatigué par le voyage. L’eau, en contrebas, clapota contre la coque, impatiente d’avaler l’ancre.

    Une fois les amarres solidement fixées, des hommes se précipitèrent dans les cales, extirpant des ballots de précieuses épices aux senteurs capiteuses. L’air se chargea d’effluves de cannelle, de poivre et de muscade, une fragrance envoûtante qui contrastait avec l’odeur âcre du port.

    Surplombant la scène, le capitaine observait, son regard acéré scrutant chaque transaction, chaque échange de pièces d’or. Derrière lui, les voiles repliées claquaient sous la brise nocturne, comme une promesse de départ imminent.

    Sa chevelure noire, balayée par le vent, encadrait un visage buriné par le sel et le soleil. Ses yeux, autrefois incertains, brillaient d’une détermination implacable. Il portait une tunique finement brodée, souvenir d’une cour lointaine, et à sa ceinture pendait un sabre au pommeau d’ivoire, témoin muet d’un passé de conquêtes.

    À ses côtés, une femme drapée de soie et d’or observait l’horizon, un sourire énigmatique sur les lèvres. Une princesse. Une souveraine venue d’une contrée exotique aux confins du monde, qui avait su apprivoiser le loup de mer à ses côtés. Leur histoire était de celles que les marins chuchotent au coin du feu : un destin né dans la fureur des océans, scellé par des serments murmurés sous un ciel étoilé.

    Le capitaine surveillait le déchargement, échangeait quelques mots, négociait des tarifs. L’or changeait de mains, une partie revenait à son équipage, une autre à ses financiers. Mais il lui en resterait suffisamment.

    Sa compagne s’approcha, sa voix douce, presque un murmure, effleura son oreille.

    — C’est ici que tu as grandi ?

    Sa voix était douce, presque prudente, comme si elle avait senti l’orage sous la surface.

    Un silence. Une bouffée d’air marin s’engouffra dans sa poitrine, mêlée aux souvenirs d’une époque révolue. Il scruta la ville, cherchant les ruelles où il avait grandi. Elles étaient là, inchangées. Pourtant, elles lui semblaient irréelles, comme un tableau dont il aurait oublié avoir été l’un des sujets.

    Les ruelles crasseuses, l’ombre des façades qui dévoraient le jour, la faim qui tordait ses entrailles… L’homme se souvenait du vent glacé qui fouettait son visage d’enfant, des pavés humides sous ses pieds nus.

    Son cœur se serra—un battement, à peine. Il détourna le regard, l’émotion refoulée aussi vite qu’elle était montée. Un fantôme du passé, voilà tout. Il se souvenait du vent glacé qui fouettait son visage d’enfant, des pavés humides sous ses pieds nus. Un instant, il crut presque sentir à nouveau cette faim insatiable, ce vide au creux du ventre qu’aucun rêve ne pouvait apaiser. Puis, son regard se posa sur un enfant en guenilles, recroquevillé contre un mur de pierre, les yeux vides fixant le sol. Une vision de lui-même, des années plus tôt.  Tout cela lui semblait lointain, appartenant à un autre homme, un spectre que la mer avait englouti.

    Un silence. Il fixa les toits sombres de la ville, ses traits figés dans une expression indéchiffrable.

    — C’était il y a longtemps, finit-il par dire, la voix plus rauque qu’il ne l’aurait voulu.

    Elle l’observa, devinant ce qu’il ne disait pas. Un léger frisson parcourut son échine.

    — Tu n’aimes pas en parler.

    Un sourire froid, sans joie, effleura ses lèvres.

    — Il n’y a rien à en dire. Ce n’était pas une vie.

    Elle posa une main sur son bras, douce et ferme à la fois.

    — Et pourtant, c’est elle qui t’a mené jusqu’à moi..

    Un temps révolu. Il laissa ses yeux errer sur les quais, sur la foule en contrebas, avant de revenir vers elle.

    — Mais je ne regrette pas d’en être parti. Ici, tout m’étouffe. L’air, les rues, les regards. Rien n’a changé, sauf moi. Je ne suis plus fait pour cette ville.

    Un silence s’étira entre eux, chargé de choses non dites. Puis, il expira lentement, son regard se portant sur l’horizon.

    — Reprenons la mer dès que possible. J’ai des amis dans les îles des Caraïbes, de nouvelles routes à ouvrir. Je ne veux pas rester ici… pas plus longtemps que nécessaire.

    Son regard se perdit un instant sur les eaux sombres, puis un sourire fugace effleura ses lèvres.

    — Naviguons. Tant que le vent nous porte, nous sommes libres.

  • Contexte

    Au début du XVIe siècle, les épices sont l’une des marchandises les plus précieuses en Europe. Leur rareté et leur coût élevé en font un enjeu majeur pour les puissances européennes. Depuis la chute de Constantinople en 1453, l’Empire ottoman contrôle les routes commerciales reliant l’Asie à l’Europe, imposant des taxes élevées et limitant l’accès aux marchands occidentaux.

    Face à cette situation, les Portugais, pionniers de la navigation maritime, cherchent de nouvelles routes pour s’approvisionner directement en épices. En 1498, Vasco de Gama atteint l’Inde en contournant l’Afrique, établissant un monopole portugais sur le commerce des épices grâce à une série de comptoirs stratégiques en Afrique de l’Est et en Asie. Ce contrôle exclusif enrichit considérablement le Portugal, qui devient une puissance dominante dans le commerce mondial.

    Pendant ce temps, l’Espagne, qui mise sur l’ouest après les découvertes de Christophe Colomb, tente de rivaliser avec son voisin. Toutefois, les territoires découverts en Amérique, bien qu’immenses, n’apportent pas immédiatement les richesses espérées. L’or et l’argent ne sont pas encore exploités à grande échelle, et les ressources locales offrent des perspectives limitées en comparaison aux routes asiatiques.

    Face à cette rivalité croissante, le pape Alexandre VI arbitre la situation avec le traité de Tordesillas en 1494, un accord qui divise le monde entre l’Espagne et le Portugal le long d’un méridien imaginaire. Le Portugal obtient la domination sur l’Afrique et l’Asie, consolidant son monopole sur le commerce des épices grâce à ses comptoirs en Inde et aux Moluques. En contrepartie, l’Espagne se voit attribuer les terres à l’ouest, y compris le Nouveau Monde. Cependant, ces nouvelles possessions ne garantissent pas immédiatement des revenus comparables à ceux générés par le commerce asiatique. L’Espagne doit donc explorer d’autres solutions pour assurer sa place dans l’économie mondiale.

    C’est dans ce contexte que Ferdinand Magellan, un navigateur portugais au service de l’Espagne, propose une solution audacieuse : atteindre les îles aux épices (les Moluques) en ouvrant une voie maritime par l’ouest, évitant ainsi les routes contrôlées par les Portugais. Son pari repose sur l’hypothèse d’un détroit reliant l’Atlantique à une mer inconnue à l’ouest, qui deviendra plus tard le Pacifique. Son expédition vise à trouver une route directe vers l’Asie sans passer par les territoires sous contrôle portugais. Après avoir soumis son projet à Charles Quint, ce dernier accepte de financer l’expédition, voyant une opportunité de briser l’hégémonie portugaise et d’étendre l’influence espagnole. En 1519, Magellan met en place une expédition ambitieuse, composée de cinq navires et environ 270 hommes de diverses nationalités, prêts à affronter l’inconnu.

    Notre aventure débute à Séville, quelques jours avant que la flotte ne largue les amarres. La ville est en effervescence, rythmée par les préparatifs de dernière minute.