Chapitre 11

Esteban s’approcha de Rodrigo, qui affûtait la lame de son couteau sur une pierre, son visage marqué par la fatigue mais concentré sur son geste. Le jeune garçon hésita un instant, puis se lança :

— Qu’est-ce qui va se passer maintenant ? On dirait que tout le monde est sur les nerfs.

Rodrigo leva à peine les yeux, testant le fil de sa lame du bout du doigt.

— Les capitaines et Magellan se réunissent sur le navire amiral, répondit-il enfin. Ils doivent décider de la suite.

Il marqua une pause, scrutant l’horizon d’un air pensif. Soudain, son regard s’attarda sur un point au loin. Il plissa les yeux, puis tapota l’épaule d’Esteban.

— Regarde là-bas, la chaloupe du capitaine est en vue. On va bientôt être fixés. Les capitaines vont prendre leur décision, mais je parie que Magellan va vouloir temporiser. Les navires ont besoin de réparations, et avec l’hiver qui approche, il voudra éviter de perdre des hommes inutilement.

Esteban hocha la tête, observant le feu qui crépitait devant eux. Une rafale de vent glacial les fit frissonner.

— Et l’équipage ? Ils n’ont pas l’air d’aimer cette idée.

Rodrigo laissa échapper un bref rire sans joie, essuyant sa lame sur un pan de sa manche.

— Personne n’aime attendre, gamin. Surtout pas quand la faim commence à nous grignoter plus vite que le froid.

Des pas lourds résonnèrent sur la passerelle alors que le capitaine du navire remontait à bord. Son visage était fermé, ses traits tirés par une tension palpable. Les marins cessèrent leurs activités en le voyant approcher, échangeant des regards inquiets. Il venait de quitter le navire amiral, où une réunion d’urgence s’était tenue. D’un geste sec, il fit signe aux hommes de se regrouper sur le pont. Les discussions s’éteignirent, et un silence chargé d’appréhension s’installa. Quelques marins croisèrent les bras, d’autres s’appuyèrent sur le bastingage, attendant l’annonce qui s’annonçait mauvaise. Tous comprirent immédiatement que de mauvaises nouvelles allaient être annoncées.

— Ordre de Magellan, déclara-t-il enfin d’une voix rauque. Nous allons hiverner ici. Dès demain, les rations seront réduites.

Un grognement s’éleva de la foule. Des têtes se secouèrent, et un murmure de mécontentement se propagea parmi l’équipage. Certains échangèrent des regards sombres, d’autres baissèrent les yeux, résignés.

Un frémissement parcourut l’assemblée, puis les protestations éclatèrent, d’abord en murmures, puis plus distinctement. Un marin aux traits burinés par le vent plissa les yeux et grogna :

— Et les cales alors ? On se prive alors qu’elles débordent de vivres ? pesta un marin aux tempes grisonnantes, les poings crispés.

— Pourquoi rationner quand on a ce qu’il faut ?! grommela un second, croisant les bras, défiant du regard le capitaine.

Le capitaine serra la mâchoire, observant un instant les hommes devant lui. Il comprenait leur colère, mais l’autorité de Magellan n’était pas sujette à débat. Pourtant, il savait qu’un simple ordre ne suffirait pas à calmer l’agitation croissante. Ses doigts se crispèrent un instant sur le pommeau de son épée, avant qu’il ne reprenne d’une voix plus mesurée. Il inspira profondément avant de poursuivre :

— Ce ne sont pas mes ordres, ce sont ceux de Magellan. Il veut s’assurer que nous tiendrons quoi qu’il arrive. Si l’hiver s’étire, on ne peut pas se permettre d’être pris au dépourvu. C’est ça ou risquer de ne pas voir le printemps.

Le murmure ne s’éteignit pas complètement, quelques marins échangeant encore des regards pesants. Un homme, les bras croisés, souffla à voix basse : “Et si on n’a plus confiance en ceux qui nous commandent ?” Le capitaine fit semblant de ne pas entendre, mais son regard se durcit. Luis “Mouette” se pencha vers Esteban et chuchota :

— On dirait que l’ordre du capitaine ne convainc pas grand monde…

Le capitaine du navire, visiblement conscient de la grogne grandissante, annonça :

— Deux équipes seront formées. L’une ira sur la côte pour récupérer les “gros oiseaux sans ailes” – ces créatures semblent faciles à capturer. L’autre ira à l’intérieur des terres pour tenter de ramener du gibier plus conséquent.

— Magellan autorise une expédition de chasse, déclara le capitaine, cherchant à capter l’attention des marins. On a besoin de viande fraîche pour tenir l’hiver. Ceux qui veulent se porter volontaires, préparez-vous dès demain matin.

Un silence accueillit ses paroles, avant qu’un marin ne souffle avec amertume :

— Ah, donc on peut aller chercher du gibier, mais on ne peut pas toucher aux vivres qui dorment dans les cales ?

— On crève de faim alors qu’on est assis sur des réserves pleines, renchérit un autre, le regard sombre.

Le capitaine pinça les lèvres, mais ne répliqua pas immédiatement. Après un instant, il lança, d’un ton plus bas mais sans appel :

— Vous voulez passer l’hiver en vie ou pas ? Parce que si on mange tout maintenant, on ne tiendra pas trois mois. Magellan ne plaisante pas avec ça. Maintenant, ceux qui veulent partir, tenez-vous prêts.

Un compromis fragile, une tension latente. L’expédition de chasse fut décidée, mais l’amertume ne disparaissait pas totalement du regard des hommes.

Le matin venu, l’équipage se rassembla sur le pont, leurs visages marqués par la faim et l’inquiétude. Le capitaine désigna Rodrigo pour mener l’expédition, son regard passant lentement sur les marins présents.

— Toi, Rodrigo, tu connais le terrain mieux que quiconque. Tu prendras six hommes avec toi et tu mèneras l’équipe qui ira chasser à l’intérieur des terres. Trouvez-nous de quoi tenir. L’autre groupe s’occupera des oiseaux sur la côte.

Rodrigo hocha la tête sans un mot, l’habitude de recevoir des ordres bien ancrée en lui. Il balaya le groupe du regard avant de désigner Esteban d’un signe du menton.

— Toi, le gamin, t’es assez vif. Ça te fera du bien de voir autre chose que le pont d’un navire.

Esteban sentit son cœur s’emballer. C’était l’occasion qu’il attendait. Sans réfléchir, il acquiesça vivement.

— Luis, toi aussi, ordonna Rodrigo.

Mouette haussa les épaules avec un sourire nerveux.

— Tant qu’on évite de croiser quelque chose qu’on ne connaît pas, ça me va.

Les autres marins sélectionnés rassemblèrent leurs affaires sans un mot. La tension était palpable, l’ombre du rationnement planant toujours sur eux.

— En route, lança Rodrigo. On doit revenir avant la tombée de la nuit.

Le groupe descendit à terre et s’éloigna progressivement des navires. La mer disparut bientôt derrière eux, remplacée par une immensité sauvage balayée par le vent.

Après plusieurs heures de marche, Esteban repéra les premières traces dans la neige, des empreintes qu’il ne reconnaissait pas. Rodrigo s’agenouilla pour les examiner, ses doigts effleurant la surface froide.

— Ça ressemble à du gibier, murmura-t-il, mais c’est étrange… Je ne reconnais pas ces empreintes. Elles sont en groupe, comme celles des cerfs en Espagne, mais plus allongées, plus fines… On dirait qu’ils ont des pattes plus élancées.

Les hommes échangèrent un regard. Enfin, une chance d’améliorer leur sort. L’excitation monta parmi les hommes, convaincus qu’ils venaient de trouver une source de nourriture fraîche.

Après plusieurs kilomètres de traque, ils atteignirent un plateau dominant une vallée encaissée. L’air vif portait avec lui des effluves sauvages et le bruissement discret de la brise contre les hautes herbes. En contrebas, un troupeau de guanacos broutait paisiblement, leurs silhouettes élancées se détachant sur le relief rocailleux. Les animaux, méfiants, levaient parfois la tête, humant l’air, avant de reprendre leur repas, ignorant encore la présence des chasseurs embusqués sur la crête.

Rodrigo scruta le paysage, son regard aguerri analysant les déplacements du troupeau. Il plissa les yeux, fronça les sourcils.

— On ne les attaque pas ce soir, déclara-t-il finalement, sa voix calme mais ferme. La lumière tombe vite, et si on les manque, on ne les reverra jamais.

Un soupir collectif s’éleva, partagé entre soulagement et frustration. La fatigue commençait à se faire sentir, et les muscles endoloris par la marche aspiraient au repos. Luis “Mouette” haussa les épaules avec une moue résignée.

— Alors autant profiter d’un feu et d’un peu de chaleur, dit-il en ramassant une poignée de brindilles sèches.

Sans un mot de plus, ils entreprirent de monter un campement rudimentaire à l’abri d’une paroi rocheuse. La nuit s’annonçait glaciale, et le feu qu’ils allumèrent projetait des ombres vacillantes sur leurs visages marqués par l’effort et la faim.

Ils installèrent leur campement à l’abri d’une paroi rocheuse, allumant un feu pour repousser le froid mordant. La viande promise par la chasse à venir soulevait l’enthousiasme, mais une autre forme d’agitation couvait sous la surface. La nuit étoilée offrait une illusion de liberté, loin des regards autoritaires du capitaine et de ses lieutenants.

Autour du feu, les discussions prirent rapidement un ton plus audacieux.

— Je commence à croire que Magellan ne nous dit pas tout, grogna un marin, les bras croisés contre le froid.

Un marin tourna lentement un morceau de biscuit entre ses doigts. Il s’effrita comme de la poussière avant même qu’il ne l’approche de sa bouche. Il jeta un regard amer aux flammes. “C’est pas ça qui va nous tenir tout l’hiver.”

Un autre, assis un peu plus loin, croisa les bras en tapotant du pied. “Et dire que nos cales débordent. Drôle de façon de nous garder en vie, non ?”

Un marin s’humecta les lèvres, hésita, puis souffla en regardant les autres. “T’as vu comment il parle aux nôtres ? Moi, je l’aurais mal pris.”

Son voisin hocha lentement la tête. “J’ai vu Cartagena quitter le navire amiral l’autre soir… Il avait une tête à pas avoir envie de revenir.”

Esteban écoutait attentivement, fasciné par la tournure que prenait la conversation. Il était encore jeune et ignorait bien des enjeux politiques qui agitaient l’équipage. Mais une phrase en particulier le marqua profondément :

Un marin attisa le feu avec un bâton, le regard fixé sur les flammes. “Ici… personne pour écouter.” Il laissa planer un silence, ses yeux suivant les étincelles qui montaient vers le ciel. “Personne pour répéter, non plus.”

Un silence pesant s’abattit sur le groupe, brisé seulement par le crépitement du feu. Esteban ne comprenait pas encore toute la portée de ces paroles, mais il sentait confusément qu’il venait d’être témoin de quelque chose d’important, de dangereux même.

Rodrigo, jusque-là silencieux, redressa la tête et promena son regard sur les hommes rassemblés autour du feu. Il inspira lentement, mesurant ses mots avant de parler.

— C’est bien beau de refaire le monde au coin d’un feu, mais demain, on va avoir besoin de toutes nos forces. Si on veut ramener de quoi tenir l’hiver, il faudra être rapides et précis. Pas question de traîner. Je veux tout le monde debout à l’aube, reposé et prêt.

Sa voix, grave et tranchante, coupa net les murmures restants. Certains marins acquiescèrent silencieusement, d’autres resserrèrent leurs manteaux autour d’eux en se préparant à dormir.

Il jeta un dernier regard au feu qui crépitait, puis se leva, s’étirant lentement. L’ombre vacillante de Rodrigo s’étira sur la paroi rocheuse, accentuant la dureté de son expression. Autour du feu, quelques marins échangèrent des regards furtifs avant de détourner les yeux. Certains baissèrent la tête, feignant de s’intéresser aux flammes, tandis que d’autres resserrèrent leurs manteaux, comme si le froid s’était soudainement fait plus mordant.

Un silence pesant s’installa. Le vent sifflait entre les roches, soulevant des volutes de sable qui s’insinuaient dans les vêtements. Loin dans l’obscurité, un craquement résonna, trop fort pour être ignoré, mais personne ne bougea. Esteban frissonna, incapable de dire si c’était le froid ou l’impression fugace d’un danger tapi dans l’ombre qui le saisissait. Il regarda les visages des autres, figés dans l’attente d’un son supplémentaire, d’un signe que la nuit ne leur réservait pas de mauvaises surprises. Rodrigo s’éloigna légèrement du cercle du feu, scrutant les ténèbres avant de revenir vers eux, son expression plus grave que d’ordinaire. L’un des marins, les yeux fixés sur les flammes qui vacillaient, murmura enfin :

— On croit tenir la barre… Mais c’est le courant qui décide…

Personne ne répondit. Un à un, les hommes s’allongèrent, laissant le feu mourir lentement.

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