Le palais de Rajah Humabon baignait dans une pénombre tamisée par la lueur vacillante des lanternes de nacre. L’encens brûlait lentement, répandant une senteur entêtante de girofle et de bois résineux. Chaque respiration semblait porter en elle le poids des tensions qui s’étiraient entre les nobles assemblés.
La cour royale de Cebu était en effervescence depuis plusieurs semaines. Le Rajah Humabon recevait un émissaire représentant une coalition marchande soutenue par Brunei, qui désirait ouvrir de nouvelles routes commerciales entre son pays et les chefferies philippines. Il avait déjà pu négocier un commerce libre (sans douane) avec le royaume de Mactan, mais l’émissaire savait qu’il lui fallait absolument l’accord du Rajah Humabon. Cet accord lui apporterait la possibilité de commerce avec les chefferies influentes de Cebu et Mactan, tout en garantissant un équilibre qui préviendrait les ingérences extérieures.
Luyong, assise sur une natte de soie brodée, gardait le dos droit, le menton relevé. Seule sa main crispée sur le tissu léger de sa tunique trahissait l’acier de sa concentration. Le moindre faux pas pouvait tout anéantir. Elle détacha son regard des reflets mouvants sur le sol de marbre poli et observa à nouveau les visages autour d’elle. Chaque noble ici présent représentait une faction, un intérêt dissimulé, une allégeance parfois incertaine.
Face à elle, Rajah Humabon scrutait son interlocutrice avec la patience calculatrice d’un prédateur. Son trône sculpté, imposant, était la preuve de son autorité, mais même le bois massif semblait ébranlé par les murmures qui parcouraient la cour. L’équilibre fragile entre Cebu et Mactan vacillait, et cette rencontre pouvait sceller une nouvelle ère de prospérité, ou un conflit imminent.
Un tintement subtil résonna dans l’air chaud. L’envoyé de brunei, assis à quelques pas, ajusta ses bracelets de jade d’un geste lent, mesuré. Son torse tatoué témoignait de son rang et de son expérience. Il connaissait les règles de ce jeu. Chaque phrase devait être pesée, chaque regard calculé.
L’envoyé de Brunei prit la parole avec une éloquence maîtrisée, relatant les tensions croissantes entre son pays et les Portugais depuis la chute de Malacca en 1511. Il décrivit comment ces derniers cherchaient à imposer leur domination sur les routes maritimes et à restreindre le commerce libre en Asie du Sud-Est.
— Ces étrangers ne négocient pas, ils imposent. Ceux qui refusent de se soumettre voient leurs ports incendiés, leurs marchands capturés, leurs routes bloquées, lança-t-il avec gravité.
Il proposa alors un pacte commercial direct avec Brunei, permettant aux navires de sa coalition marchande de faire escale à Mactan et à Cebu sans dépendre des intermédiaires portugais. Cette ouverture garantirait aux chefferies locales une connexion plus fluide avec le réseau commercial reliant la Chine, l’Inde et les îles de l’archipel malais.
— J’ai parlé avec Lapu-Lapu, il a compris l’enjeu et a accordé certaines garanties. Mais l’accord ne peut être complet sans votre consentement, Rajah Humabon. Nous vous demandons le droit d’accoster à Cebu, d’y commercer en toute transparence et d’y établir un relais marchand, pour la prospérité de tous.
Humabon prit la parole, sa voix teintée d’une ironie froide :
— Ainsi, Lapu-Lapu a jugé bon d’envoyer une représentante en la personne de Luyong. Est-ce donc vrai ? Cet homme si prompt à rejeter toute influence étrangère aurait-il finalement cédé et accordé ces droits sur son territoire ?
Il marqua une pause, croisant les bras sur son trône, jaugeant tour à tour l’émissaire de Brunei et Luyong. Un rictus effleura ses lèvres.
— Enfin… il a au moins eu la sagesse de me reconnaître comme un acteur incontournable de cet accord. C’est déjà une concession surprenante de sa part.— Un accès facilité aux épices renforcerait autant Cebu que Mactan.
— Sans stabilité, c’est l’ensemble du commerce qui s’effondrera, déclara Luyong, sa voix égale, maîtrisée.
Humabon esquissa un sourire, mais son regard trahissait une prudence acérée.
— Et si cet accord faisait de Lapu-Lapu le véritable bénéficiaire ? Que toute l’île en vienne à penser que cette alliance lui revient de droit, éclipsant ainsi mon autorité ?
Le capitaine malais inclina légèrement la tête avant de répondre, son ton aussi tranchant que le fil d’une lame.
— Lapu-Lapu ne cherche pas à étendre son influence. Mais un autre danger menace vos terres, Rajah Humabon : les Portugais. Ils ont pris Malacca il y a dix ans, et ils cherchent à contrôler les routes vers les îles comme les vôtres. Un traité tripartite pourrait non seulement nous permettre de bénéficier de routes commerciales plus sûres, mais aussi de garantir que Cebu et Mactan ne deviennent pas les prochains maillons de leur empire.
Humabon haussa un sourcil.
— Quel avantage y trouvez-vous ?
— L’ouverture d’une route commerciale directe entre vos îles et Malacca, sans intermédiaires portugais. Une liberté plus grande pour vos marchands, une prospérité accrue, et la prévention d’une invasion future sous prétexte de “pacification”.
Luyong sentit une légère tension s’apaiser. C’était une proposition sensée. Peut-être…
Mais un bruit discret brisa cette tension.
Un serviteur pénétra dans la salle, l’air grave. À son entrée, les conversations se suspendirent brièvement, puis reprirent à voix basse, une curiosité inquiète flottant parmi les nobles assemblés. Il s’arrêta à quelques pas du trône et s’inclina profondément avant de demander d’une voix mesurée :
— Rajah Humabon, puis-je vous parler en privé ?
Un frémissement parcourut l’assemblée. Quelques murmures furtifs s’échangèrent, les regards glissant du serviteur au roi, tentant de capter un indice sur la nature du message.
Humabon le fixa un instant, jaugeant son messager avec un intérêt distant. Puis, d’un geste lent mais affirmé, il lui fit signe d’approcher. Le serviteur s’inclina et murmura quelques mots à son oreille. Le regard du Rajah s’assombrit d’abord, puis une lueur nouvelle s’y alluma, une réflexion rapide prenant forme dans son esprit. Il se redressa imperceptiblement, le bout de ses doigts tapotant l’accoudoir de son trône tandis qu’un sourire calculé étirait lentement ses lèvres.
Autour de lui, les chuchotements redoublèrent d’intensité. Certains courtisans tentaient de deviner la teneur du message, d’autres échangeaient des regards inquiets. L’attente, suspendue, pesait sur les épaules de chacun.
Humabon laissa le silence s’étirer une fraction de seconde de plus, jouant sur la tension qui s’était installée dans la salle. Puis, d’une voix posée mais ferme, il déclara :
— Nous avons peut-être une solution toute trouvée aux soucis apportés par les Portugais…
Une onde de murmures parcourut aussitôt la salle, des nobles échangèrent des regards interrogateurs. Certains se penchèrent vers leurs voisins, chuchotant des suppositions, tandis que d’autres fixaient Humabon avec une intensité contenue. Luyong elle-même sentit son souffle se suspendre. Elle connaissait cet éclat dans les yeux du Rajah : une décision venait d’être prise, et elle allait bouleverser l’équilibre des négociations.
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