Lorsque Magellan entra dans la grande salle du palais, le silence s’épaissit, comme si l’air lui-même retenait son souffle. Les conversations moururent, les mouvements se figèrent. Tout convergea vers la silhouette imposante de l’explorateur et de ses hommes, leurs pas résonnant sur les dalles de pierre polie. L’odeur métallique de l’acier et du cuir, âcre et brutale, trancha avec les effluves épicés du palais. Ce n’était pas seulement une entrée. C’était une irruption.
Les nobles et conseillers de Humabon échangèrent des regards furtifs, un mélange de curiosité et d’alarme. Une tension insidieuse rampa le long des colonnes sculptées, se faufila entre les riches étoffes et les dorures chatoyantes. Esteban, en retrait, sentit une sueur froide lui glisser dans le dos. Ces hommes portaient l’assurance de ceux qui avaient affronté les océans et survécu à des mondes inconnus. Pourtant, ici, dans cette salle opulente, ils étaient des intrus.
Luyong, elle, ne détourna pas les yeux lorsque Magellan fit son entrée. Elle le fixa avec une intensité glaciale, scrutant son visage marqué par le sel et le soleil. Ce qu’elle vit ne la rassura pas : une foi aveugle en sa propre destinée, une certitude inébranlable. Il était de ces hommes qui ne doutaient pas, qui avançaient avec l’arrogance de ceux qui pensent que le monde leur appartient. Mais elle le savait : il n’était qu’un pion sur un échiquier bien plus vaste qu’il ne l’imaginait.
Humabon s’avança lentement. Chaque pas résonnait, comme s’il pesait non seulement sur les pierres du palais, mais sur le destin de son peuple. Son sourire était poli, calculé, mais ses yeux, eux, observaient, jaugeaient, anticipaient.
— Bienvenue, seigneur Magellan. Vous arrivez à un moment… stratégique.
Un frisson parcourut l’assemblée. Les murmures, d’abord feutrés, s’intensifièrent, flottant comme une brume de doutes et de spéculations.
Humabon plissa légèrement les yeux, scrutant les cuirasses des étrangers. Le reflet des flammes dans le métal lui rappela quelque chose. Un souvenir ancien, une menace familière. Ses doigts se crispèrent un instant sur l’accoudoir de son trône.
— Vos armures… elles me rappellent celles des Portugais qui ont pris Malacca. Dites-moi, êtes-vous leurs alliés, ou bien leurs ennemis ?
L’atmosphère, déjà lourde, s’alourdit encore. On aurait pu entendre une lame tomber sur le sol de marbre. Luyong sentit son souffle se suspendre, son regard oscillant entre Magellan et le roi.
Magellan ne broncha pas. Son expression resta impassible, son assurance intacte. Après un bref silence, il inclina légèrement la tête et répondit d’une voix posée, chaque mot pesé avec soin.
— Nous ne sommes pas alliés des Portugais. Nous servons un autre roi, celui d’Espagne. Et sachez ceci, grand Rajah : si votre royaume choisit de s’allier à la couronne d’Espagne, alors les Portugais ne vous causeront plus aucun tort.
Un grondement sourd parcourut la salle. Certains nobles hochèrent la tête, d’autres échangèrent des regards inquiets. Une alliance avec un empire inconnu pour repousser une menace déjà bien présente ? L’équation était tentante… mais risquée.
Luyong sentit un frisson d’inquiétude lui traverser l’échine. Trop simple. Trop évident. Une alliance avec un roi lointain pour contrer un ennemi immédiat ? Cela n’était jamais sans prix. Son regard se posa sur Humabon, tentant de lire sa réaction.
Humabon resta silencieux un instant de plus. Son visage demeura impénétrable, mais elle savait qu’en lui, mille calculs se superposaient. Puis, d’un geste lent mais ferme, il leva la main, imposant le silence.
— Venez dans mes quartiers, seigneur Magellan. Nous avons beaucoup à discuter.
Les murmures s’évanouirent aussitôt, remplacés par une attente fébrile. Les véritables négociations venaient de commencer.
Mais alors que Magellan s’apprêtait à suivre Humabon, Luyong s’avança, refusant de laisser les événements lui échapper.
— Rajah Humabon, avant que nous ne tournions entièrement notre attention vers ces nouveaux venus, permettez-moi de rappeler qu’un accord a déjà été discuté aujourd’hui. Le royaume de Mactan a beaucoup investi dans les négociations avec l’envoyé de Brunei. Cet engagement ne peut être balayé sans considération.
Un silence tendu s’installa. Tous attendaient la réaction du Rajah.
Humabon tourna lentement la tête vers elle. Il la jaugea un instant, son regard scrutateur pesant chaque mot, chaque intention. Puis, d’un ton mesuré, il trancha :
— Rien n’est balayé, Luyong. Nous discuterons de tout cela en temps voulu.
Son attention revint sur Magellan. Il inclina légèrement la tête, un sourire indéchiffrable aux lèvres, avant de tourner les talons, quittant la salle sous une onde de spéculations et d’inquiétudes non dites.
Luyong serra les poings. Elle savait que quelque chose venait de basculer. Et elle comptait bien ne pas rester spectatrice de ce changement.
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