Séville, 1535
Le vent gonflait les voiles du Sol Dorado, une frégate élégante dont la proue arborait un soleil d’or resplendissant sous la lumière mourante du crépuscule. La mer, sombre et capricieuse, ondulait sous la caresse du vent, tandis que les premières lumières de Séville scintillaient au loin, telles des braises éparpillées sur l’horizon.
Sur le pont, une silhouette se détachait, droite et impassible. Une ombre familière aux hommes du bord, une présence forgée par l’océan et les tempêtes. Le capitaine.
Les gabiers s’activaient avec une précision presque chorégraphiée, leurs mains rugueuses tirant sur les cordages, repliant les voiles du Sol Dorado tandis que le navire glissait lentement vers les quais de Séville. Les cris des matelots se mêlaient aux bruissements des voiles et aux grincements du bois fatigué par le voyage. L’eau, en contrebas, clapota contre la coque, impatiente d’avaler l’ancre.
Une fois les amarres solidement fixées, des hommes se précipitèrent dans les cales, extirpant des ballots de précieuses épices aux senteurs capiteuses. L’air se chargea d’effluves de cannelle, de poivre et de muscade, une fragrance envoûtante qui contrastait avec l’odeur âcre du port.
Surplombant la scène, le capitaine observait, son regard acéré scrutant chaque transaction, chaque échange de pièces d’or. Derrière lui, les voiles repliées claquaient sous la brise nocturne, comme une promesse de départ imminent.
Sa chevelure noire, balayée par le vent, encadrait un visage buriné par le sel et le soleil. Ses yeux, autrefois incertains, brillaient d’une détermination implacable. Il portait une tunique finement brodée, souvenir d’une cour lointaine, et à sa ceinture pendait un sabre au pommeau d’ivoire, témoin muet d’un passé de conquêtes.
À ses côtés, une femme drapée de soie et d’or observait l’horizon, un sourire énigmatique sur les lèvres. Une princesse. Une souveraine venue d’une contrée exotique aux confins du monde, qui avait su apprivoiser le loup de mer à ses côtés. Leur histoire était de celles que les marins chuchotent au coin du feu : un destin né dans la fureur des océans, scellé par des serments murmurés sous un ciel étoilé.
Le capitaine surveillait le déchargement, échangeait quelques mots, négociait des tarifs. L’or changeait de mains, une partie revenait à son équipage, une autre à ses financiers. Mais il lui en resterait suffisamment.
Sa compagne s’approcha, sa voix douce, presque un murmure, effleura son oreille.
— C’est ici que tu as grandi ?
Sa voix était douce, presque prudente, comme si elle avait senti l’orage sous la surface.
Un silence. Une bouffée d’air marin s’engouffra dans sa poitrine, mêlée aux souvenirs d’une époque révolue. Il scruta la ville, cherchant les ruelles où il avait grandi. Elles étaient là, inchangées. Pourtant, elles lui semblaient irréelles, comme un tableau dont il aurait oublié avoir été l’un des sujets.
Les ruelles crasseuses, l’ombre des façades qui dévoraient le jour, la faim qui tordait ses entrailles… L’homme se souvenait du vent glacé qui fouettait son visage d’enfant, des pavés humides sous ses pieds nus.
Son cœur se serra—un battement, à peine. Il détourna le regard, l’émotion refoulée aussi vite qu’elle était montée. Un fantôme du passé, voilà tout. Il se souvenait du vent glacé qui fouettait son visage d’enfant, des pavés humides sous ses pieds nus. Un instant, il crut presque sentir à nouveau cette faim insatiable, ce vide au creux du ventre qu’aucun rêve ne pouvait apaiser. Puis, son regard se posa sur un enfant en guenilles, recroquevillé contre un mur de pierre, les yeux vides fixant le sol. Une vision de lui-même, des années plus tôt. Tout cela lui semblait lointain, appartenant à un autre homme, un spectre que la mer avait englouti.
Un silence. Il fixa les toits sombres de la ville, ses traits figés dans une expression indéchiffrable.
— C’était il y a longtemps, finit-il par dire, la voix plus rauque qu’il ne l’aurait voulu.
Elle l’observa, devinant ce qu’il ne disait pas. Un léger frisson parcourut son échine.
— Tu n’aimes pas en parler.
Un sourire froid, sans joie, effleura ses lèvres.
— Il n’y a rien à en dire. Ce n’était pas une vie.
Elle posa une main sur son bras, douce et ferme à la fois.
— Et pourtant, c’est elle qui t’a mené jusqu’à moi..
Un temps révolu. Il laissa ses yeux errer sur les quais, sur la foule en contrebas, avant de revenir vers elle.
— Mais je ne regrette pas d’en être parti. Ici, tout m’étouffe. L’air, les rues, les regards. Rien n’a changé, sauf moi. Je ne suis plus fait pour cette ville.
Un silence s’étira entre eux, chargé de choses non dites. Puis, il expira lentement, son regard se portant sur l’horizon.
— Reprenons la mer dès que possible. J’ai des amis dans les îles des Caraïbes, de nouvelles routes à ouvrir. Je ne veux pas rester ici… pas plus longtemps que nécessaire.
Son regard se perdit un instant sur les eaux sombres, puis un sourire fugace effleura ses lèvres.
— Naviguons. Tant que le vent nous porte, nous sommes libres.
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